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« Le risque nucléaire pourrait repasser devant le risque climatique »

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« Le risque nucléaire pourrait repasser devant le risque climatique »
(Illustration : Jan Smith / Flickr)
 
Entretien passionnant, réalisé par Mediapart, avec Sylvain David de l'Institut de physique nucléaire d'Orsay qui travaille sur le nucléaire du futur et réfléchit aux enjeux énergétiques d'ici 2050.
Le Baromètre de cet article
ÉCOLOGIE SOCIÉTÉ ÉCONOMIE
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Chargé de recherche au CNRS à l’Institut de physique nucléaire d’Orsay, Sylvain David fait partie de ces quelques physiciens qui travaillent sur le nucléaire hors du Commissariat à l’énergie atomique, d’EDF ou d’Areva, c’est-à-dire dans une situation de plus grande indépendance. Ses recherches portent notamment sur la simulation des réacteurs nucléaires du futur et les scénarios de déploiement qui y sont associés. Plus largement, il réfléchit aux consommations d’énergie d’ici 2050. Avec Benjamin Dessus, le président de l’ONG Global Chance, il a publié un livre de débat, Peut-on sauver notre planète sans toucher à note mode de vie ? Pour Mediapart, il a accepté de répondre à certaines questions nouvelles ou renouvelées après l’accident en cours dans la centrale de Fukushima.

Mediapart : Avec l’accident nucléaire en cours au Japon, nous assistons au retour spectaculaire d’un danger qui avait eu tendance à disparaître du débat public ces quinze dernières années : la menace immédiate que représentent les centrales nucléaires. Comment expliquer cet « oubli » ?

Sylvain David : Cette menace avait-elle été réellement oubliée ? D’un certain côté, le problème climatique a gagné ces dernières années en concret. Cela a pris plusieurs années pour que le risque d’un dérèglement climatique majeur atteigne nos esprits, des citoyens comme des dirigeants, et encore, le chemin semblait encore long pour aboutir à des outils (impopulaires) de lutte efficace contre les émissions de CO2 (taxe carbone par exemple). Il faut rappeler que ce risque à long terme est très difficile à appréhender et que les efforts éventuellement consentis aujourd’hui n’auront un effet qu’après 2050, ce qui rend long et difficile une prise de conscience et une action collective (les combustibles fossiles représentent plus de 80% de notre production d’énergie au niveau mondial).

On peut penser que, petit à petit, le nucléaire s’est imposé à juste titre comme une alternative crédible aux combustibles fossiles, permettant de produire de l’énergie massivement sans émettre de CO2. Sans que le risque disparaisse des débats et des pensées, il a dû être comparé au risque climatique, et beaucoup de citoyens ont perçu le risque nucléaire comme acceptable, face au risque de dérèglement climatique majeur.

Ces dernières années, on continuait toutefois à parler de risque à propos des déchets nucléaires...

De déchets et de prolifération nucléaire, en effet. Le risque des installations est comme passé au second plan. Difficile d’analyser un tel phénomène. Certains physiciens ou sociologues ont considéré que le problème des déchets était peut-être surévalué par rapport à la question de la sûreté des installations, et surtout des réacteurs nucléaires. Il est apparu un paradoxe assez intéressant au cours des débats sur les déchets. En France, la solution de référence pour la gestion des déchets de haute activité à vie longue est aujourd’hui le stockage géologique en profondeur. Un argument mis en avant est que cette solution permet de se prémunir des instabilités potentielles (et quasiment certaines) de notre société sur le long terme. Nous ferions alors plus confiance à la géologie qu’à notre société pour confiner les matières radioactives à vie longue.

Mais ce sont souvent les mêmes personnes qui considèrent l’énergie nucléaire comme une source d’énergie d’avenir, et font ainsi toute confiance à nos sociétés pour gérer des réacteurs nucléaires sur des périodes certes plus réduites que les périodes engagées pour les déchets, mais dépassant largement une génération. Aujourd’hui, il faut cinq ans pour prendre la décision de construire un réacteur, cinq ans pour la construction, il fonctionnera soixante ans, puis devra être démantelé, ce qui nécessitera encore quelques dizaines d’années, enfin les déchets de démantèlement devront être gérés et surveillés pendant des décennies avant la fermeture définitive du site de stockage...

Le paradoxe est troublant : on fait confiance à la société pour gérer des installations à haut risque sur de longues périodes, mais on la considère incapable de surveiller des déchets confinés, beaucoup moins radioactifs que les combustibles présents dans les cœurs des réacteurs, et qui ne présentent aucun problème d’emballement de réaction en chaîne.

Mais on est loin du consensus sur ces questions, il y a aussi une forte opposition au stockage des déchets...

Oui, du côté des opposants, le paradoxe est inversé, mais il persiste : d’une part, ils s’opposent au stockage géologique, en critiquant fortement le caractère irréversible du stockage (cette irréversibilité étant censée décharger la société du contrôle des déchets), et d’autre part, ils mettent en avant leur manque de confiance dans nos sociétés pour assurer la sûreté des réacteurs nucléaires sur de longues périodes (instabilités politiques, économiques, conflits...).

Les réacteurs de quatrième génération

On semble finalement assister à un débat faussé, où il est bien difficile de démêler les arguments scientifiques des arguments de communication. Montrer qu’on agit en stockant définitivement les déchets pour prouver aux opposants que l’on a une solution, et dans le même temps se focaliser sur un problème médiatique, faisant avantageusement intervenir une rhétorique bien rodée sur notre responsabilité face aux générations futures. Chacun y trouvera sans doute son compte, mais en attendant, effectivement, la sûreté des réacteurs a quitté le haut de la scène des débats.

Une autre illustration du fait que la sûreté est peut être passée au second plan est la compétition que l’on a vu surgir ces derniers mois entre les réacteurs de 2e et de 3e génération, les derniers étant jugés par certains trop chers car « trop sûrs ». On peut y voir un impact de la libéralisation du marché de l’électricité, où le nucléaire, n’échappant pas à la règle, s’orienterait vers des systèmes qui seraient les plus rentables. Mais l’accident japonais nous rappelle brutalement que le nucléaire reste et restera une technologie à part, peu à l’aise dans un marché totalement libéralisé qui favorise la recherche d’un profit à court terme, et que des règles de sûreté indépendantes de la compétitivité économique doivent à tout prix être imposées.

Une normalisation des règles de sûreté au niveau international est bien entendu un enjeu majeur pour les années à venir. Si les constructions de centrales continuent, l’accident japonais aura sans doute un impact sur le choix à court terme, et devrait favoriser les réacteurs de 3e génération (EPR en Europe), mieux armés pour la gestion d’accidents graves que les réacteurs de 2e génération, de conception plus ancienne.

Dans quelle mesure les accidents graves précédents comme Three Mile Island puis Chernobyl ont-ils marqué les consciences et permis de tirer des enseignements ?

On a bien entendu tiré des enseignements de ces accidents. Les réacteurs à eau sous pression (les REP français) ou à eau bouillante (comme à Fukushima) sont tout de même très différents de conception des réacteurs de type Chernobyl, et les enseignements sur nos réacteurs ont été limités. Pour Three Mile Island, l’accident a permis d’améliorer la gestion d’un incident et participer à réduire les risques d’accident grave.

Rappelons que pour les réacteurs actuels à eau, comme nous avons en France, ou les réacteurs bouillants japonais, le risque le plus important se situe après l’arrêt de la réaction en chaîne. Une fois le réacteur arrêté, le combustible est encore radioactif et produit de la puissance qu’il est nécessaire d’évacuer. Sans refroidissement, la température peut monter suffisamment pour faire fondre les gaines et le combustible nucléaire. Un tel magma (appelé corium) est tellement chaud qu’il peut alors transpercer la cuve du réacteur, et s’il n’est toujours pas refroidi percer l’enceinte en béton et se répandre dans le sol.

Ces accidents ont bien sûr conduit à des systèmes de sûreté supplémentaires pour assurer le refroidissement du cœur une fois la réaction en chaîne arrêtée. Mais la situation au Japon est très spéciale, et c’est un défaut du dimensionnement face au tsunami qui est à l’origine de l’accident. La vague a très largement dépassé les prévisions les plus pessimistes qui ont été faites, et a mis à mal tous les systèmes de refroidissements normaux et de secours. Même s’il est toujours facile de s’étonner « après coup », on reste tout de même interdit devant un tel sous-dimensionnement. En tout état de cause, il va falloir dans la plupart des cas réévaluer le scénario extrême qui sert de dimensionnement aux installations.

Plus généralement, à la faveur de cet accident japonais, le danger imminent resurgit, éclipsant les risques à long terme liés aux déchets. Quel impact cela peut-il avoir sur le débat autour du nucléaire ?

Il est à prévoir que le débat se recentre sur la sûreté des réacteurs tout d’abord, et des installations nucléaires en général (usines de retraitement, entreposage de combustibles, etc.). Le concept des réacteurs de deuxième ou troisième génération, en construction ou en projet de construction, ne pourra être remis en cause rapidement, mais on peut imaginer des adaptations et un dimensionnement plus contraignant du point de vue de la résistance aux tremblements de terre ou aux inondations. En revanche, on peut très bien imaginer une sorte de remise à plat des critères de sûreté pour les concepts de 4e génération, aujourd’hui prévus pour 2040 au plus tôt.

L’intérêt premier de ces réacteurs de 4e génération, dits régénérateurs, est de consommer environ 100 fois moins de matière naturelle (uranium) que les réacteurs actuels. Ils ne s’imposent d’un point de vue économique que si le nucléaire se développe significativement dans les décennies qui viennent. Nous commencions seulement à voir les prémices d’un tel déploiement, et le besoin ou non de recourir à des réacteurs de 4e génération d’ici 2050 était encore en débat. Il est probable que l’accident de Fukushima stoppe pour un temps, ou ralentisse fortement, le déploiement annoncé. Pour avoir un ordre de grandeur, la régénération devient incontournable d’ici 2050 si le nucléaire se développe au moins d’un facteur 4.

Comment alors élargir le débat à l’ensemble des énergies ? Quels scénarios énergétiques peut-on imaginer d’ici 50 ans ?

La question de l’énergie et du climat reste cependant inchangée. Répondre à une demande énergétique croissante au niveau mondial (rappelons que la Chine augmente chaque année sa production électrique de plus de 300 TWh, soit plus de la moitié de la production annuelle française), tout en diminuant les émissions de CO2 d’un facteur 2, demande à déployer l’énergie nucléaire de façon significative, en parallèle de toutes les énergies renouvelables possibles (éolien, solaire, biomasse, hydraulique, géothermie...).

La hiérarchie des risques bousculée

Ces dernières années, la société était confrontée à un choix difficile face à la problématique de l’énergie et du dérèglement climatique. De façon schématique, nous avions à choisir dans les plus brefs délais entre trois types de risques, eux-mêmes à court, moyen ou long terme : risque climatique, risque technologique ou risque de pénurie d’énergie. Le dérèglement climatique est un risque qui peut s’avérer catastrophique pour la société telle que nous la connaissons aujourd’hui. Même si ce risque s’exprime sur le long voire très long terme, sa gestion doit se faire à très court terme, du fait de l’inertie du système terre soleil atmosphère. L’évolution des émissions de CO2, notamment liées à la production d’énergie, devrait rapidement s’inverser pour avoir une chance d’éviter un dérèglement climatique majeur sur l’échelle du siècle ou du millénaire.

Une façon de lutter contre les émissions de CO2 est l’utilisation massive de sources d’énergie non émettrices de CO2. Parmi elles les énergies renouvelables, dont le déploiement est encore limité pour des raisons de difficulté technologique (rendements, gestion de l’intermittence...) et de coût, et bien entendu le nucléaire, source d’énergie plus contestée notamment du fait du risque associé. Avant l’accident du Japon, le risque du nucléaire restait hypothétique, même si des accidents graves s’étaient produits, nous vivions dans un monde où la probabilité d’accident grave était jugée extrêmement faible.

Enfin, il ne faut pas oublier le risque de la pénurie d’énergie, ou tout du moins le risque lié au fait que les sources d’énergie disponibles seraient insuffisantes pour assurer la soif de développement de nos sociétés. Ce risque se traduit plutôt sur le court terme par des conflits, des envolées des prix du pétrole et du gaz, et potentiellement des crises économiques importantes, avec un impact fort sur le niveau de vie des populations, et surtout des populations les plus défavorisées.

En quoi l’accident japonais a-t-il transformé ce système de risques ?

De façon schématique, on pouvait présenter il y a un mois le risque de pénurie comme un risque concret et palpable, de court terme ; le risque nucléaire comme un risque latent, aux conséquences potentiellement graves, mais ne devant pas se produire, et le risque climatique comme un risque difficilement palpable, sur le long terme, mais que nous devions gérer aujourd’hui, sans espérer réellement voir nous-mêmes les impacts positifs de nos efforts.

Le risque nucléaire est désormais devenu très concret, qui plus est dans un pays développé technologiquement, qui « maîtrisait » cette source d’énergie depuis des décennies. Il est bien sûr trop tôt pour discuter des effets sanitaires ou économiques d’un tel accident, mais l’idée que les réacteurs actuels sont sûrs peut être définitivement oubliée. Le risque nucléaire s’est brutalement matérialisé et touche l’ensemble des populations mondiales.

Mais cela ne change rien au fait qu’on ne peut à la fois se passer du nucléaire, assurer le développement des sociétés actuelles et réduire d’un facteur 2 les émissions de CO2 d’ici 2050.

Mais quel sera l’impact d’un tel accident sur notre rapport aux différents risques ?

On peut légitimement penser que ce qui vient de se passer n’entamera guère le désir de développement de milliards d’individus, tant les impacts d’une pénurie organisée d’énergie seraient rapides et dramatiques pour nos sociétés, quel que soit leur niveau de développement. Côté nucléaire, il est possible que la renaissance annoncée soit remise en cause, du moins pendant les années à venir (les déclarations récentes de la Chine et de l’Inde vont cependant dans un tout autre sens). On peut donc imaginer que le risque climatique soit relégué aux oubliettes, ou au moins laissé de côté pendant les mois ou années qui viennent.

Il faut être conscient que ce risque majeur pour nos sociétés a mis très longtemps à s’imposer à nos esprits. Et encore ! On peut rester sidéré par notre incapacité à mettre en place des politiques efficaces de lutte contre les émissions de CO2 : échec d’une coordination internationale pour limiter l’augmentation des émissions, refus d’une taxe carbone, tant au niveau individuel qu’international, etc.

On peut donc assister rapidement à un renversement de l’appréciation des risques. Alors que le risque nucléaire commençait à devenir un risque hypothétique, préférable au risque climatique qui prenait forme lentement dans nos esprits, le risque nucléaire redevient un problème concret et actuel, et le risque climatique, par effet de balançoire, un problème de long terme, moins urgent à régler. Cela ne signifie pas pour autant que le monde ira mieux en abandonnant le nucléaire.

Bien sûr, l’abandon du nucléaire, qui sera largement évoqué dans les mois à venir, s’imposera à certains comme une solution d’évidence. Malgré la légitimité de cette réaction, pour autant, aucune nouvelle solution miracle ne sortira du chapeau des ingénieurs ou des politiques pour calmer nos angoisses climatiques. Finalement, devant le spectacle effrayant des réacteurs de Fukushima en miettes, il faut se rendre à l’évidence : c’est à la fois le risque nucléaire et le risque d’un dérèglement climatique majeur qui se matérialisent si tragiquement devant nos yeux.

Contrairement à certains, vous faites l’hypothèse qu’il est impossible de changer les modes de vie, d’opter pour la décroissance, pour quelles raisons ?

Je ne dis pas que cela est impossible, je constate simplement que, dans nos démocraties, l’augmentation du pouvoir d’achat reste au centre des débats politiques, et je ne vois pas un homme politique en passe d’être élu proposer un fonctionnement social et économique basé sur une décroissance économique forte. Mais il faut d’abord savoir ce que l’on entend par décroissance.

La décroissance suffirait-elle ?

Si on oublie les pays riches, qui certes pourraient gagner en sobriété, des milliards d’individus sont en train de se développer à très grande vitesse. La Chine soutient une croissance de l’ordre de 10% par an depuis plusieurs années, l’Inde atteint aujourd’hui ce même niveau de croissance spectaculaire, et les populations de ces grandes régions ne cessent de croître. Imagine-t-on réellement aller expliquer à ces peuples qui aspirent légitimement au progrès social qu’ils doivent faire marche arrière toute ? Et enfin, à l’autre bout de l’échiquier énergétique, les régions de l’Afrique sub-saharienne continuent de consommer 10 à 20 fois moins d’énergie que nous, et peu de prospectives technico-économiques envisagent un rattrapage significatif d’ici 2050, doit-on s’en satisfaire ?

Mais cette décroissance serait-elle efficace pour régler le problème climatique ?

On peut facilement montrer que compte tenu de l’augmentation de la population mondiale, du développement des pays émergents et de la nécessité de réduire les inégalités de consommation au niveau mondial, doubler la production d’énergie à l’échelle de la planète (passer de 10 milliards de tonne équivalent pétrole en 2000 à 20 en 2050, comme le prévoient la plupart des scénarios de prospectives) demandera à nos populations les plus riches de baisser durablement de plus de 25% en moyenne leur consommation énergétique par habitant. Du jamais vu ! Et à l’heure actuelle, cela est difficilement compatible avec une croissance économique de 2% l’an. Sans rupture majeure du côté des technologies de l’énergie et de l’efficacité énergétique, ce serait donc déjà un scénario de décroissance économique pour les pays riches, qui n’empêcherait pas de devoir doubler la production d’énergie au niveau mondial. En cela, une telle décroissance de la consommation d’énergie dans les pays riches, qui sera déjà difficile à atteindre d’un point de vue économique, n’est en rien suffisante pour régler à elle seule le problème climatique au niveau mondial.

Peut-on alors raisonnablement penser que l’on pourrait stabiliser, voire baisser, la consommation d’énergie de la planète, dans un monde pacifié ou des milliards d’individus aspirent à un meilleur niveau de vie ? C’est bien ce que propose le modèle de la « vraie » décroissance, celle qui pourrait, à elle seule, résoudre le problème climatique au niveau mondial. Il faut donc avoir conscience qu’il ne s’agit plus ici de lutter contre les gaspillages, développer les transports en commun ou construire des logements neufs plus économes en énergie. Il s’agit bien d’une refonte complète du fonctionnement de la société, qui va totalement à l’encontre de l’évolution observée. Le choc est tel qu’il ne me semble aujourd’hui pas acceptable démocratiquement, et même si le chemin en était pris, l’objectif à atteindre est si ambitieux qu’il ne semble pas atteignable à la fois de façon pacifiée et suffisamment rapidement pour être efficace du point de vue climatique.

Quelles solutions peut-on alors imaginer ? Et quelle place pour le nucléaire ?

Si on se base sur un scénario de 20 Gtep (Giga tonne équivalent pétrole) par an en 2050, qui on l’a vu est déjà sobre, qu’on y ajoute la contrainte climatique qui demande de passer à une consommation de fossile de 8,4 à 4,2 Gtep par an, et que l’on envisage de pousser au maximum de leur potentiel estimé les énergies renouvelables produisant de la chaleur et de l’électricité, le résultat est sans appel : il faut pouvoir mettre en œuvre massivement la séquestration du CO2 et développer le nucléaire huit fois plus qu’aujourd’hui. Se passer du nucléaire est possible, mais cela aura des conséquences : soit on oublie la contrainte climatique, soit on ne fournit pas au monde l’énergie dont il a besoin. Il en va sans doute de la survie de nos démocraties. On le voit une fois de plus, les risques sont de nature différentes, mais nous sommes bel et bien devant un choix d’arbitrage on ne peut plus difficile.

A quoi ressemblent le nucléaire du futur et ces nouveaux réacteurs sur lesquels vous travaillez ?

L’image du nucléaire du futur risque de changer dans les mois ou années qui viennent. Aujourd’hui, les réacteurs du futur, ou de 4e génération, ont pour but premier de mettre en œuvre la régénération et de réduire la consommation de matière naturelle (uranium) d’un facteur 100 par rapport aux technologies actuelles. Ils s’inscrivent donc dans des scénarios de déploiement significatif, où l’uranium viendrait à manquer, et permettent d’envisager une production nucléaire durable (en termes de ressources) sur plusieurs dizaines de milliers d’années. On considère aujourd’hui que les tensions sur la ressource uranium n’apparaîtront que lorsque la demande aura été multipliée par 4 ou plus, ce qui n’est pas pour demain. Mais compte tenu de l’inertie du système nucléaire (durée de vie des centrales, développement et validation de nouveaux systèmes, investissements...), il faut développer des prototypes rapidement pour espérer un déploiement industriel avant 2050.

Maîtriser le danger du nucléaire du futur

Bien entendu, l’accident de Fukushima risque d’avoir des répercussions sur la vision du futur du nucléaire, et peut reporter de plusieurs années ou décennies le besoin de recourir à la régénération. Il est bien sûr beaucoup trop tôt pour le savoir. Reporter le déploiement du nucléaire signifie également reporter la contrainte sur la ressource uranium, et on peut assister à un recentrage des critères des réacteurs du futur sur la sûreté, aux dépens de la consommation d’uranium.

Régleront-ils la question du danger ?

Les réacteurs du futur sont de conception très différentes, et jusqu’à aujourd’hui, la question de sûreté était un des points clés de la recherche. Pour obtenir la régénération, on ne peut pas refroidir le cœur du réacteur avec de l’eau. Il faut que les neutrons gardent le plus possible leur vitesse initiale pour pouvoir obtenir la régénération de la matière fissile, et l’hydrogène de l’eau les ralentit trop (plus un noyau est léger, plus le neutron perd de l’énergie à chaque choc, et l’hydrogène est le noyau le plus léger qui soit). Ainsi, en fonctionnement normal, le cœur doit être refroidi avec un autre fluide.

Aujourd’hui, la technologie la plus aboutie est la technologie des réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, comme Superphénix. Mais le sodium est chimiquement très réactif, et il faut par exemple éviter tout contact possible entre le sodium chaud et l’eau, présente par exemple dans le circuit secondaire qui alimente les turbines en vapeur pour produire de l’électricité. Atteindre les niveaux de sûreté des réacteurs actuels était déjà un challenge important, qui nécessite un lourd programme de recherche et développement et la construction de prototypes pour compléter le retour d’expérience déjà existant (la France a déjà construit et arrêté deux réacteurs régénérateurs au sodium, Phénix et Superphénix).

Difficile aujourd’hui de dire l’impact de l’accident du Japon sur la question de la sûreté de ces réacteurs. D’un côté, il était difficile d’atteindre les niveaux de sûreté des réacteurs actuels, car les technologies sont plus complexes, de l’autre le sodium peut apporter un avantage d’inertie au cœur du réacteur que n’avait pas l’eau. L’accident japonais pourrait également donner plus de temps au déploiement des réacteurs du futur, ce qui laisserait émerger de nouvelles technologies, plus innovantes, qu’il s’agisse de réacteurs rapides refroidis au gaz, au plomb, voire les réacteurs à sels fondus. Mais dans tous les cas, le critère de la sûreté va revenir au centre des recherches.

L’impact de l’accident de Fukushima sera très important. Pour le nucléaire, pour l’énergie, et pour le monde, il y aura un avant et un après. Il est bien trop tôt pour avoir une vision claire de la façon nos sociétés vont réagir, et les enseignements que nous devrons tirer de cet accident, qui, rappelons-le, n’est pas encore terminé, et dont l’issue est toujours très incertaine.

Cet entretien réalisé par Sylvain Bourmeau a initialement été publié le 22/03/11 sur le site de Mediapart.

- A lire aussi : le dossier spécial Nucléaire en France de Mediapart, avec Terra eco

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  • C’est pourtant bien simple : nous n’avons pas d’autre choix que de recourir au nucléaire. C’est ce que nous explique l’élite nucléocrate, visiblement inébranlable malgré ce qui se passe au Japon. "Se passer du nucléaire est possible, mais cela aura des conséquences : soit on oublie la contrainte climatique, soit on ne fournit pas au monde l’énergie dont il a besoin".

    Sylvain David a peut-être raison, mais il faudrait qu’il explique en quoi le scénario Négawatt n’est pas possible. Je trouve qu’il survole bien trop rapidement la question de nos besoins énergétiques. Selon lui, ceux-ci ne constituent pas une variable, au contraire des risques technologiques que supportent nos sociétés. Pourtant, la consommation énergétique par habitant est à un sommet historique et ne cesse de croître. N’est-ce pas une escroquerie intellectuelle de considérer qu’il est impossible de ramener le niveau de la demande à ce qu’il était il y a quelques décennies ?

    Il affirme que l’objectif d’une véritable décroissance "est si ambitieux qu’il ne semble pas atteignable à la fois de façon pacifiée et suffisamment rapidement". Mais il admet lui même que l’alternative qu’il propose (la poursuite sur la voie du nucléaire) n’est pas prête pour faire face à l’urgence des enjeux, notamment climatiques. Il explique en effet que l’accident de Fukushima va donner le temps dont la filière a besoin pour développer des technologies susceptibles de satisfaire les impératifs de sûreté et de préservation des ressources.

    Les considérations économiques sont aussi totalement éludées. Combien coûterait un redimensionnement des dispositifs de sûreté des installations existantes ? Considérer que la demande énergétique ne peut que croître, indépendamment des prix de l’énergie, revient à ignorer l’élasticité de la demande. Matthieu Auzanneau vient de signer un article intéressant à ce sujet : http://petrole.blog.lemonde.fr/2011.... En une phrase : quand l’énergie est trop chère, l’économie mondiale entre en récession, ce qui fait baisser la demande en énergie.

    29.03 à 15h35 - Répondre - Alerter
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