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Requiem pour un thon : chapitre I

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Requiem pour un thon : chapitre I
(Crédit photo : Romain Chabrol)
 
Le roman de Romain Chabrol met en scène un activiste qui mène l'enquête sur la pêche au thon rouge en Méditerranée. « Terra eco » et les éditions « Les petits matins » vous offrent les premières pages de ce polar écolo.
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ÉCOLOGIE SOCIÉTÉ ÉCONOMIE
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1er mai, 6 mois plus tôt.

La tête posée contre le hublot, j’avais l’impression d’être le roi du monde. Bilan carbone oblige, ça faisait un bail que je n’avais pas pris l’avion. Et j’avais oublié à quel point c’était bon. Sur le siège d’à côté, une grande et très belle métisse coiffée d’un phénoménal casque afro dormait la bouche ouverte. Après le décollage, j’avais essayé de l’intéresser à l’étonnante texture des nuages… En vain. De l’un des écouteurs de son iPod, tombé sur son épaule, se glissait un mince filet de saxophone.

Luqa n’était plus qu’à cinq minutes. Après avoir penché à droite puis à gauche, l’Airbus a fini par s’aligner avec la piste puis s’est laissé plus franchement tomber. J’ai remis le journal dans mon sac. La petite île baignée de soleil a surgi dans un coin du hublot. Une bande de vingt-cinq kilomètres de long sur dix de large en plein milieu du bassin méditerranéen. Une façade tournée vers l’Afrique – arrondie et régulière, et une autre vers la Sicile, dentelée et écorchée. J’ai mis mes grosses lunettes noires et inspiré profondément. Pour nous, ce bout de terre grillé était le centre du monde.

Au loin, posées sur l’eau, des formes familières se sont détachées des reflets. Une demi-douzaine de gros boudins noirs circulaires d’une cinquantaine de mètres de diamètre. Passé une seconde de flottement, j’ai sorti mon appareil, un Canon 5D, zoomé au max et shooté. On était au large de la pointe sud-est. Sur la carte de mon guide de voyage étaient annotés quelques repérages faits à la va-vite sur Google Earth. Peut-être Mare Blue Ltd. De si haut, les photos ne donneraient rien. Peu importe. Ma mission venait de commencer.

– Qu’est-ce que vous voyez de si intéressant ? j’ai alors entendu dans mon dos. Le ton semblait ironique. Ma voisine me dévisageait, les yeux encore gonflés, mais manifestement prête à se gausser des velléités photographiques du touriste que j’étais.

J’ai haussé les épaules.

– On dirait des espèces de réservoirs…

– Je peux voir ?

Elle s’est penchée vers le hublot. Le sifflet vert fluo qu’elle portait autour du cou m’a effleuré les cuisses.

– Ah, c’est de l’aquaculture, elle a dit d’un ton assuré en se relevant. Il y a des thons là-dedans. Ils exportent ça vers l’Asie…

– Pour les sushis ! je me suis exclamé.

– Exactement.

– Je crois que j’ai vu un reportage là-dessus. Je ne savais pas qu’il y en avait par ici. C’est très… spectaculaire, non ?

– Peut-être. J’ai eu un copain qui travaillait comme plongeur là-dedans. Dans son style, c’est vrai, il était spectaculaire : un vrai malade !

Ce souvenir l’a fait sourire béatement. J’ai immédiatement détesté ce type. Trente secondes plus tard, elle est revenue à moi :

– Pourquoi êtes-vous dans cet avion ? Vacances ?

– Je prépare un travail sur les filières d’immigration, j’ai répondu doucement de ma voix la plus grave. Un travail de fond. Vous savez que Malte joue un rôle de carrefour en la matière ? Elle m’a dévisagé une seconde, manifestement perplexe, puis a froncé les sourcils.

– Évidemment. Et ça pose quelques problèmes… Vous êtes journaliste ?

J’ai confirmé d’un air entendu et me suis remis au hublot. Les falaises n’étaient plus qu’à quelques centaines de mètres. Et l’on passait de nouveau au-dessus d’une ferme... Quatre cages. Cette fois, je suis resté le dos droit dans mon siège, les mains sur les genoux, en attendant tranquillement qu’on se pose.

– Votre copain, là, j’ai fini par lui demander, où est-ce qu’il travaillait ?

Elle s’est passée les deux mains dans sa boule de cheveux.

– Entre l’île de Gozo et celle de Malte. Il s’occupait de la santé des poissons avec un biologiste. Ces bestioles sont très fragiles : il y en a plein qui crèvent dans les cages. Ça l’obsédait d’ailleurs complètement… Même la nuit avec moi, il était encore sous l’eau à remonter ses thons. Un malade, je vous dis ! Mais ça vous intéresse vraiment ?

Dans ce canal se trouvait l’une des fermes de Charles Borg. Malte était le plus gros producteur de thons du bassin, mais aussi le plus gros blanchisseur de captures illégales. Et Borg était son champion.

– Je pourrais en profiter pour faire un article là-­dessus... Vous êtes encore en contact ? Ma question l’a fait sourire. Peut-être avait-elle du mal à imaginer que l’on puisse s’intéresser à autre chose qu’à elle. Normal.

– Il faut que je rentabilise mon déplacement ! je me suis justifié.

– Malheureusement, on s’est perdus de vue. Je vis sur terre, moi ! Par ailleurs, pour ce que j’en sais, je doute fort qu’ils vous ouvrent leurs portes. C’est assez secret comme milieu. Beaucoup trop d’argent est en jeu. Puis il me semble que vous avez autre chose à faire… Les clandestins ! elle a ajouté en souriant. Vous, je vous vois déjà venir : vous allez encore écrire que les Maltais sont racistes. Je ne suis pas maltaise, mais je les comprends : imaginez qu’en France deux millions d’immigrants arrivent en l’espace de cinq ans… Vous diriez quoi ?

J’ai haussé les épaules.

– Ça, je n’en sais rien ! Je me pose juste des questions. C’est pourquoi je suis là !

Cette couverture commençait à me gratter. Peut-être aurais-je dû la préparer un peu mieux, c’est-à-dire autrement qu’en me faisant faire une fausse carte de presse pour cinquante euros et en passant un quart d’heure sur le site d’Amnesty International.

Quelques minutes plus tard, je me suis levé pour prendre mon tour vers la sortie. Elle rallumait son BlackBerry.

– Pourquoi est-ce que vous avez ce sifflet autour du cou ? j’ai demandé.

Elle a levé les mains au ciel.

– C’est pour éviter que les gens m’emmerdent ! S’ils abusent, je siffle... J’habite à Marseille. Dans le métro, je fais ça tout le temps !

Là-dessus, elle s’est mis le truc dans la bouche et a soufflé un coup sec. Une vingtaine de visages se sont tournés vers nous.

– On dirait que ça marche, j’ai commenté.

Elle a éclaté de rire. Il fallait enchaîner.

– Qu’est-ce que vous allez faire à Malte ?

Je l’imaginais décoratrice ou illustratrice, après une carrière dans la mode. Son mec devait avoir un yacht par ici. Elle a haussé les sourcils et lâché dans un souffle :

– Je suis conseillère en défiscalisation. Freelance. Je travaille pour des banques et des particuliers.

Mes pupilles ont dû doubler de volume. Rien à faire, les pôles opposés s’attirent, je me suis dit en pensant à ma dernière copine, une écolo intégriste végétalienne. Avec elle, tout était source de mauvaise conscience : l’argent, la nourriture, le plaisir.

– Ne vous faites pas d’idées ! elle a repris. Il n’y a rien de passionnant. Cette île est l’un des vingt paradis fiscaux qu’abrite l’Union européenne. J’en fais juste profiter mes clients !

– Il faut absolument qu’on en reparle, j’ai dit avec enthousiasme.

Cette fois, elle a franchement éclaté de rire.

– Vous pourriez faire un petit article, c’est ça ?

J’ai hoché la tête gravement.

– Pourquoi pas ? Vous n’êtes pas obligée de me donner des noms…

Mon insistance a fini par payer. Elle m’a filé sa carte : Melissa Diallo-Pinto, LWT Finance international. Une adresse à Paris, une autre à Marseille.

– Les miennes sont dans mon sac en soute, je me suis excusé.

– Ah... OK. Je vais prendre votre nom sur mon téléphone. Comment vous appelez-vous ?

– Alexandre… Alexandre Ambaz.

Elle a tapoté mon nom et mon numéro avec empressement. J’ai senti des dizaines de regards envieux, français, grecs, anglais, maltais converger sur moi et je me suis pris un instant pour 007. Un court instant. Elle faisait dix centimètres de plus que moi.

Une fois sur la passerelle de transfert, elle a accéléré le pas.

– Je vous laisse, on m’attend là-bas. Au revoir, Alex ! Enchantée d’avoir fait votre connaissance… Au fait, je vais rester quelques jours à Sliema. On se croisera peut-être ? C’est le meilleur endroit pour sortir ! Ciao !

Là-dessus, elle a filé en me faisant un délicat signe de la main. Qu’est-ce qu’aurait fait James ? Je suis resté bouche bée. Une apparition. Vraiment sympa, en fait, le coup du journaliste, je me suis alors dit, sans du reste trop comprendre pourquoi. Journaliste ? En tout cas, cette mission commençait au mieux.


Lire la suite du roman :
- Requiem pour un thon : chapitre II

- Requiem pour un thon, de Romain Chabrol, aux éditions Les petits matins, 224 p., 15 euros

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Consultant pour des ONG écologistes et romancier.

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