Une fois n’est pas coutume, voici le compte rendu d’un test légèrement élitiste. Ben oui, ce n’est pas tous les jours qu’on va se peler le jonc en Arctique pour mesurer la banquise. Chaque année, depuis trois ans, Greenpeace met sa logistique à disposition de plusieurs équipes de chercheurs. Objectif : permettre à des spécialistes de la glace – icebergs, glaciers, banquise – de s’approcher au plus près de leur objet de recherche. Au passage, quelques journalistes, dont votre humble scribouillarde, ont le privilège de mettre la main à la pâte, ou plutôt la moufle à la banquise. Cette année, Till Wagner et Nick Toberg, du département de physique et mathématiques appliquées de l’université de Cambridge, viennent prendre les mensurations d’un maximum de bouts de glace flottante. C’est toujours en septembre que l’on mesure le minimum saisonnier de la banquise. Bien sûr, les satellites fournissent tout ce qu’il faut savoir sur sa superficie au niveau des pôles (voir encadré), mais rien sur son épaisseur – qui permettrait de déterminer le volume général des glaces.
Pour leur première sur le terrain, nos apprentis chercheurs sont gâtés, car en matière de logistique, Greenpeace ne fait pas dans la demi-mesure : un brise-glace, l’Arctic Sunrise, un hélicoptère, vingt membres d’équipage dévolus à l’expédition… Montant de la facture : 100 000 euros pour trois semaines en mer.
Les chercheurs commencent leur casting
Nous avons embarqué à Longyearbyen, ville principale de l’île du Spitzberg, située dans l’archipel norvégien du Svalbard. Au 78e parallèle, en septembre, il devrait y avoir de la neige et de la glace. Mais là, caillasse et brouillard à perte de vue. Il faut donc naviguer au-delà du 80e parallèle pour trouver de la banquise. Et quelle banquise : disloquée, flottante, amollie par une température de 2° C. « Cette glace est jeune, elle doit avoir un ou deux ans tout au plus », m’explique Till. Ferme et solide le matin, elle rompt l’après-midi dans un crépitement permanent. C’est triste une banquise qui fond à vue d’œil. C’est triste, mais on ne se laisse pas aller. A bord, on dort, mange – végétalien ! – et travaille au rythme de journées sans nuit.L’ambiance oscille entre La croisière s’amuse et la rigueur d’un sous-marin soviétique. On déconne, mais ça bosse. Debout sur le pont, jumelles vissées sur le nez, les chercheurs commencent leur casting. Il leur faut un bout de banquise parfait : grand, long, mais surtout, surmonté d’une crête de pression. La crête de pression, c’est la zone du choc frontal entre deux bouts de banquise. Lancés l’un contre l’autre, ils s’emboutissent, « s’accordéonnent » jusqu’à créer un monticule de glace de 3 ou 4 mètres en surface et de 15 à 20 mètres en profondeur. « Souvenez-vous, vous ne voyez que 10 % du volume des glaces, les 90% restants se trouvent sous l’eau », m’indique Nick Toberg. Nos chercheurs veulent modéliser ces crêtes en 3D, afin de cartographier tous les profils existants.
Concrètement, mesurer la banquise, c’est un boulot de Shadocks : il faut forer, forer, forer… Equipée d’une perceuse et d’une mèche extensible à l’infini, me voilà à faire des trous, des p’tits trous, encore des p’tits trous… Nick et Till répètent en boucle les instructions. « Sur 100 mètres, tous les 2 mètres, vous percez, jusqu’à atteindre la mer, et vous prenez les mesures. » Question de béotienne goguenarde : « Pardon, mais faire des trous dans la glace, ça n’accélérerait pas sa fonte ? » Heureusement qu’un chercheur anglais, ça a le sens de la dérision.
Le pôle Nord sans glace en été ?
Plus sérieusement, à quoi cela sert-il de prendre les mensurations de ces immenses îles-glaçons dans les moindres détails ? « Les caractéristiques physiques des bouts de glace à la dérive – densité, salinité – sont essentielles pour comprendre ce qui régit la vie et la mort de la banquise, sa capacité à fondre plus ou moins vite, etc. », précise Till Wagner.Certains scientifiques l’assurent, dès 2060, il n’y aura plus de glace en été au pôle Nord. Cela ravit les compagnies de marine marchande qui voient s’ouvrir de nouvelles routes de fret, mais aussi les compagnies minières qui ont senti depuis bien longtemps l’or noir sous le calme apparent du diamant blanc. Quelle ironie, au final, tout le monde fore ! —
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