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13-01-2005
Mots clés
Géopolitique
Moyen-Orient

Bagdad, année zéro

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Le 30 janvier, les Irakiens se rendent aux urnes, pour la première élection libre de l'après Saddam Hussein, dans un pays ensanglanté par la violence. La journaliste Naomi Klein - auteur du best-seller mondial No Logo - a enquêté à Bagdad. Selon elle, la violence trouve notamment sa source dans la confiscation de l'économie irakienne, menée par l'administration américaine. Pour la première fois en France, Terra economica publie son reportage.
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1 - LE POT DE MIEL IRAKIEN

Ce n’est qu’après un mois de présence à Bagdad que je finis par trouver ce que je cherchais. J’étais partie en Irak un an après le début de la guerre, en pleine période de reconstruction, aurait-on pu penser. Mais après plusieurs semaines de recherche, les seuls engins que j’avais croisés n’étaient que chars ou humvees [4x4 de l’armée, ndlr]. Et puis, soudain, je la vis : une grue de chantier. Grande, jaune et impressionnante. En l’apercevant au coin d’une rue, dans un quartier commerçant de la ville, je pensai qu’enfin j’allais découvrir quelque chose de cette reconstruction dont on me parlait tant. Mais en m’approchant, je réalisai que cette grue ne rebâtissait rien. Pas un de ces édifices gouvernementaux détruits par les bombardements. Pas plus une de ces lignes électriques qui s’amoncelaient en tas informes, alors que la chaleur de l’été commençait à s’abattre sur la cité. Non, cette grue soulevait un gigantesque panneau publicitaire au sommet d’un immeuble de trois étages. SUNBULLAH : HONEY 100% NATURAL, made in Saudi Arabia (miel 100% naturel, fabriqué en Arabie Saoudite).

Alors, je ne pus m’empêcher de repenser aux mots prononcés en octobre [2003] par le Sénateur républicain John McCain. L’Irak est "un immense pot de miel qui attire pas mal de mouches". Ces mouches dont parlait McCain étaient les entreprises Halliburton et Bechtel. Ainsi que tous ces pros du capital-risque qui se sont rués en Irak, sur la voie ouverte par Bradley Fighting Vehicules (fournisseur de l’armée en véhicules militaires) et par les bombes à guidage laser. Le miel, ce n’étaient pas seulement des contrats passés sans appel d’offre ou la richesse pétrolière irakienne. C’étaient surtout les innombrables opportunités d’investissement offertes par un pays dont les portes s’ouvraient enfin en grand, après des décennies d’isolement hermétique, dû aux politiques économiques nationalistes de Saddam Hussein puis aux sanctions asphyxiantes des Nations unies.

Devant ce panneau publicitaire, je me rappelai aussi d’une explication fréquemment entendue sur les dysfonctionnements en Irak. En fait, une accusation partagée par beaucoup, du démocrate John Kerry au républicain Pat Buchanan : l’Iraq est un bourbier de sang et de privations parce que George W. Bush n’avait pas de "plan d’après-guerre". Problème : cette théorie est erronée. L’administration Bush avait bien un plan pour l’après-guerre. Il s’agissait, pour faire simple, de mettre le plus d’argent possible sur la table. Puis d’attendre tranquillement les mouches. [...]

2 - LA THEORIE DU CHOC

Selon les tortionnaires, si l’on applique des chocs électriques simultanément sur différentes parties du corps, le sujet, perdu, ne saura plus d’où provient la douleur, tant et si bien qu’il abandonnera toute résistance. Un manuel déclassé de la CIA de 1963 - Interrogatoire de contre-espionnage - explique comment le trauma infligé à des prisonniers provoque "un intervalle - qui peut être très bref - d’animation suspendue, une sorte de choc psychologique ou une paralysie... à cet instant, le sujet est beaucoup plus ouvert à la suggestion, plus susceptible d’obéir."

Une théorie analogue s’applique à la thérapie de choc économique, ou "traitement de choc", terme terrible utilisé pour décrire la mise en œuvre rapide des réformes libre-échangistes, imposées au Chili à la suite du coup d’état du Général Pinochet. La théorie veut que si de douloureux "ajustements" économiques sont appliqués rapidement juste après une rupture sociale brutale telle qu’une guerre, un coup d’Etat ou une chute de gouvernement, la population sera si abasourdie et si préoccupée par les problèmes de survie quotidienne, qu’elle tombera dans cet état d’"animation suspendue", incapable de la moindre résistance. Comme l’affirmait l’Amiral Lorenzo Gotuzzo, ministre des finances de Pinochet, "la queue du chien doit être coupée d’un seul coup."

L’Irak déclaré ouvert aux affaires

Ce fut, en essence, la thèse adoptée pour l’Irak. Et, convaincu du fait que les sociétés privées sont plus à même de réussir que les gouvernements dans la plupart des domaines, la Maison Blanche décida de privatiser l’économie étatique irakienne. Deux mois avant le début de l’offensive, l’USAID entreprit la rédaction d’un cahier des charges à l’attention de l’entreprise chargée de superviser en Irak "la transition vers un système durable d’économie de marché." Le document spécifiait que l’entreprise gagnante - en l’occurrence, Bearing Point, une filiale du cabinet KPMG - bénéficierait "de l’occasion unique d’un progrès rapide dans cette région, offerte par la configuration actuelle de la conjoncture politique." Ce fut précisément ce qui arriva.

L. Paul Bremer, à la tête de l’occupation américaine du 2 mai 2003 au 28 juin 2004 (quand il quitta précipitamment Bagdad), admet que lorsqu’il arriva, "sur le chemin de l’aéroport à la ville, Bagdad était littéralement en feu." Mais, avant même que les feux de la guerre ne soient éteints, Bremer entama sa thérapie de choc. Il fit passer plus de réformes drastiques en un seul été étouffant, que le FMI sur trois décennies en Amérique latine. Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie et ancien économiste en chef de la Banque Mondiale, a qualifié l’action de Bremer "de thérapie de choc encore plus radicale que celle poursuivie dans l’ancienne Union soviétique."

Le ton du mandat Bremer fut donné dès sa première décision : 500000 fonctionnaires furent renvoyés, la plupart des soldats, mais aussi des médecins, infirmières, professeurs, des éditeurs et des imprimeurs. Ensuite, Bremer ouvrit sans restrictions les frontières du pays aux importations. Pas de droits de douane ni de taxes, pas de contrôles ni d’impôts. Deux semaines après son arrivée, Bremer déclarait "l’Irak est ouvert aux affaires."

Liquidation totale

Un mois plus tard, Bremer dévoila le cœur de son programme de réformes. Avant l’invasion, l’économie irakienne non-pétrolière était gérée par 200 entreprises d’Etat qui produisaient de tout, du ciment au papier en passant par les machines à laver. En juin, lors, d’un sommet économique en Jordanie, Bremer annonça que ces entreprises seraient privatisées sur le champ. "Faire passer ces sociétés d’Etat inefficaces dans des mains privées, dit-il, est essentiel pour la reprise économique irakienne." Ce serait la plus importante liquidation depuis la chute de l’Union soviétique.

Mais la machine économique de Bremer venait juste de se mettre en branle. En septembre, pour attirer les investisseurs étrangers en Irak, il décréta un ensemble de lois sans précédent en faveur des multinationales. Le Décret 37 abiassait l’impôt sur les sociétés en vigueur en Irak de 40% à seulement 15%. Le Décret 39 autorisait les compagnies étrangères à posséder 100% des actifs irakiens, sauf dans le secteur des ressources naturelles. Mieux, les investisseurs pourraient sortir librement 100% des profits réalisés en Irak. Sans obligation de réinvestir et net d’impôt. Par ce Décret 39, ils pouvaient signer des baux et des contrats pour des durées de quarante ans. Le Décret 40 accordait les mêmes conditions avantageuses aux banques étrangères. Des politiques économiques de Saddam Hussein, ne subsista qu’une loi limitant les syndicats et les conventions collectives. [...]

Il y eut bientôt des rumeurs qu’un McDonald’s ouvrirait dans le centre de Bagdad. Des fonds étaient presque rassemblés pour ériger un hôtel de luxe Starwood. Et General Motors projetait la construction d’une usine d’automobiles. Dans le secteur de la finance, la banque HSBC allait ouvrir des antennes partout dans le pays, Citigroup se préparait à offrir des prêts substantiels, gagés sur les ventes futures de pétrole irakien. C’était certain, sous peu, on entendrait sonner la cloche d’une Bourse bagdadi, façon Wall-Street...

...LIRE LA 2e PARTIE DE L’ARTICLE

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Copyright (c) 2004, Harper’s Magazine. Tous droits réservés. Reproduction par permission spéciale. Extrait de l’édition de septembre 2004.
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  • Angelita Moresco. : > Bagdad, année zéro

    DU COCHON ET DU VIN POUR RECONSTRUIRE L’IRAK ET ÉVITER LA GUERRE EN IRAN

    Bonjour,

    Mon ami est abonné à votre magazine, j’ai lu le reportage de Naomi Klein et bravo ! En fait, je trouve que ces Américains sont grossiers, que leurs méthodes sont scandaleuses, et je trouve ça dingue que les gens ne comprennent pas que par la force on ne peut pas y arriver. Ca me donne le sentiment horrible que l’histoire se répète et que les gens oublient, dès lors qu’ils n’ont pas vécu les choses eux-même et qu’ils n’ont pas subi les conséquences directes de la violence. Pourtant des gars comme Rumsfeld et compagnie sont assez vieux pour se souvenir du Vietnâm, ou de la guerre d’Afghanistan (?). Voici ma thèse. Ces gens là ont tiré les leçons "business" de la deuxième guerre mondiale. Au nom de Dieu (comme Bin Laden), on part de rien (donc on rase tout si ce n’est déjà fait), et après on investit. Personnellement, pour lutter, j’ai décidé de boycotter les superproductions américaines (pas les labels indépendants bien sûr) et je refuse de plus en plus de recevoir des prospectus. Je me ferme à la publicité et à la société de consommation et je m’ouvre aux gens. La croissance c’est la guerre ! Je ne suis pas une "décroissante" bien sûr, mais disons qu’il y a une idée intéressante dans la décroissance, c’est l’idée de ramener le monde à l’échelle des autres et non plus à la sienne propre, d’échelle. C’est l’idée qu’il ne faut pas avoir les yeux plus gros que le ventre, qu’il faut réfléchir avant de manger, ne pas consommer plus que raisonnable, prévoir les énergies propres, sans quoi on prend du bide et on pollue les poumons de nos petits enfants, et ça se termine avec des problèmes de santé pour les uns et les autres. Or, les problèmes de santé coûtent des sous à la Sécu, ce qui ajoute encore au problème. Alors, faut-il sortir Dieu de la constitution, arrêter de consommer comme des porcs ou, au contraire, se mettre à en consommer un peu ? En effet, contrairement à l’époque de rédaction des textes sacrés du Coran et du Talmud - et je ne dis pas ça parce que suis bretonne - la viande de porc est aujourd’hui sanitairement contrôlée et donc interdite chez les pratiquants pour des motifs rigoureusement obsolètes, et pourrait d’après moi constituer un terrain de réconciliation évident entre Orient et Occident, à condition d’être toujours bien grillée, et aussi que Dieu reste en dehors du business, et de la politique, ce qui permettrait à Bin Laden d’en profiter pour goûter un peu de bon vin, et à Bush de s’y remettre officiellement, parce que là aussi les choses ont changé, et toute l’histoire consiste à ne pas en "abuser". Moyennant quoi le business reprendrait son cours ami/ami, ça éviterait san sdoute la guerre annoncée en Iran et ça relancerait en plus l’industrie du cochon (à condition de bien le griller) et du pinard (à condition de ne pas en abuser).

    7.02 à 20h54 - Répondre - Alerter
  • Stéphane Dumont : > Bagdad, année zéro

    Où l’on voit (merci Naomi Klein) toute la logique malsaine de l’équipe de la Maison Blanche. Mettons-nous à la place des Irakiens qui n’ont même pas eu l’occasion de savourer leur liberté. Alors oui, le processus démocratique est en cours. Mais si demain les Etats-Unis débarquaient en France sous prétexte que notre politique ne leur plaît pas, accepterions-nous sans nous rebeller de prendre des obus sur la tête ? N’aurions-nous pas la tentation de rejoindre une forme de résistance, même extrême ? Naomi Klein l’explique bien en tout cas pour l’rak : à pousser un peuple innocent (ce qui n’était pas le cas de son dictateur sanguniare Saddam) au-delà de l’humainement acceptable on finit par lui faire envisager les solutions les plus désespérées, puisqu’il n’y a de toute façon plus d’espoir. Quel gâchis.

    4.02 à 16h08 - Répondre - Alerter
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