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25-09-2014
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Consommation
Emploi
Afrique
Italie

Au Ghana, le champ désespéré de la tomate

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Au Ghana, le champ désespéré de la tomate
(Crédit photo : mario poeta)
 
En dix ans, le fruit rouge a disparu. La culture du pays a été anéantie par les importations de concentré européen. Paradoxe tragique, à l’autre bout de la chaîne, les travailleurs du secteur en Italie sont souvent… des Africains de l’Ouest.
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ÉCOLOGIE SOCIÉTÉ ÉCONOMIE
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Plusieurs fois par jour, la quiétude engourdie qui flotte sur Navrongo, petite ville du nord du Ghana, est rompue par le passage en trombe de semi-remorques lancés à toute allure. Plutôt que de ralentir dans leur course effrénée, ils avertissent les piétons à grands coups de klaxon. Dans leur sillage, les pyramides de tomates des vendeuses alignées au bord de la route virevoltent, le souffle chasse les mouches agglutinées sur les fruits qui se gâtent au soleil.

Il y a encore une dizaine d’années, les agriculteurs de la région cultivaient tous des hectares de plants de tomate. « La tomate, c’était de l’or, susurre un chauffeur de taxi. Une mine d’or ! » Mais aujourd’hui, les champs sont déserts et les clients ont disparu. A l’ombre des arbres, les paysans de la petite communauté de Vea, proche de Navrongo, égrènent leurs griefs. Ils se plaignent de la concurrence du Burkina Faso voisin, ils en veulent aux market queens, ce cartel de femmes puissantes qui contrôle le marché de la tomate fraîche. Ce sont elles qui fixent les prix et décident où elles iront se fournir. Les market queens vont désormais se ravitailler au Burkina. Mais ce n’est que le résultat d’une crise aux racines bien plus profondes.

Les paysans de Vea savent qu’ils ne sont que le dernier maillon d’une chaîne économique, brisée par le dumping et la concurrence déloyale, dont les ramifications dépassent les frontières de la région du haut Ghana oriental, ex-jardin d’Eden de l’or rouge. « Ce ne sont pas les tomates du Burkina Faso qui ont provoqué la crise de la production ghanéenne, mais plutôt l’importation massive de boîtes de concentré de tomates venues de l’étranger, déplore en tambourinant sur son bureau Victoria Adongo, présidente de l’Association des paysans du Ghana. L’invasion de ces produits européens a détruit le marché intérieur et a rendu impossible la construction et l’affirmation d’une industrie de transformation locale. Qui plus est, cela a poussé les consommateurs à délaisser la tomate fraîche pour se jeter sur les boîtes. »

Victoria Adongo se rappelle que sa propre mère achetait des tomates fraîches pour la cuisine, qu’elle pelait, coupait, faisait bouillir. Aujourd’hui, une seule boîte de concentré permet de préparer plusieurs repas, le produit se conserve et, admet-elle, « donne ce goût particulier qu’on ne retrouve pas avec les tomates fraîches ». Un goût amer cependant pour les paysans et tous ceux qui travaillaient dans la filière, du vendeur de semences au commerçant, du transporteur au propriétaire de restaurant. L’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires estime qu’au Ghana, du champ à l’assiette, une tomate peut donner du travail à 25 personnes (1). Mais dans les années 2000, sous la pression des programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire international, le gouvernement ghanéen a drastiquement réduit les droits de douane sur de nombreux produits importés, dont le concentré de tomates, provoquant un tsunami de produits importés sur les marchés locaux. Selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), entre 1998 et 2003, les importations de concentré de tomates au Ghana ont ainsi augmenté de 650 %. Sur la même période, la part de la tomate d’origine ghanéenne sur le marché national est passée de 92 % à 57 % (2).

Suicides de paysans

Le long de la route nationale qui relie le nord au sud du Ghana, Aolja Tenitia regarde les camions burkinabés chargés de tomates filer vers le sud. « Nous avons été abandonnés. Le gouvernement nous a trahis. Je devrais leur rendre le tracteur qu’ils m’ont donné ! », lance-t-elle avec un sourire qui dévoile une dent en or. L’engin lui avait été offert en récompense, avec le prix de l’agricultrice de l’année. C’était en 2007. Cette année-là, elle avait été reçue avec les honneurs à Accra, la capitale, au ministère de l’Agriculture. Ses champs débordaient alors de tomates et elle était la favorite des market queens. Aujourd’hui, désœuvrée, elle passe ses journées à l’ombre d’une tonnelle au toit de paille. Elle s’est reconvertie dans l’agriculture de subsistance en récoltant quelques poivrons, un peu de riz, qu’elle vend au marché local. « Les tomates, je ne saurais pas à qui les vendre, c’est fini pour toujours. » Si Aolja Tenitia prend les choses avec flegme, d’autres paysans ont fait un choix plus radical. A la fin de l’année 2007, étranglés par les dettes, plusieurs agriculteurs de la région du haut Ghana oriental ont mis fin à leurs jours.

Portail rouillé et regard attristé

Sous un baobab, un petit poste de radio à piles crachote le discours d’un responsable gouvernemental qui plaide pour une réforme agricole. Les paysans haussent les épaules et tournent le bouton. « Le gouvernement n’a rien fait pour réguler l’arrivée de ces produits de l’extérieur », s’indigne Philip Ayamba, directeur du Community Self-Reliance Center, une organisation qui défend les droits et les intérêts des agriculteurs de la zone. « S’il y avait eu une stratégie de développement intégré, les agriculteurs auraient pu bénéficier de meilleurs prix, ils auraient pu avoir accès à un marché pour vendre leurs produits, déplore-t-il. Mais le gouvernement a fait le contraire. Il a ouvert grand les portes aux importations de concentré de tomates européen. Il y a un tel choix, une telle quantité, qu’il est pratiquement impossible d’écouler les tomates produites localement. »

Les importations de tomates de l’étranger n’ont pas seulement modifié les habitudes alimentaires des Ghanéens, elles ont aussi entravé l’industrie locale. Au bord de la route nationale, à Pwalugu, l’usine Northern Star Tomato surgit comme une cathédrale au milieu du désert. Implantée au cœur de la région productrice de tomates, elle aurait pu être un exemple de réussite. Lancée grâce à des financements publics à la fin des années 1960, cette petite structure s’approvisionnait en tomates produites localement – en garantissant un prix stable aux producteurs – pour les transformer en sauce et en concentré 100 % made in Ghana. Pendant vingt ans, elle a tourné à plein régime, employant entre 60 et 100 personnes, hors emplois induits. Mais à partir des années 1990, l’usine a commencé à alterner de longues périodes de fermeture avec des tentatives souvent infructueuses de reprendre l’activité. Aujourd’hui, un seul employé pousse tous les matins le portail rouillé, jetant un regard attristé vers la peinture de l’enseigne qui se délite. Emmanuel Darkwa, le manager, n’a même pas les clés de l’usine. Il passe ses journées dans un bureau poussiéreux, sans téléphone ni Internet, attendant la visite d’improbables investisseurs.

« Le gouvernement encourage le développement de partenariats public-privé pour faire repartir l’activité », plaide-t-il machinalement. « L’usine de Pwalugu aurait pu être une opportunité pour la région, assure Philip Ayamba. Il y a eu des problèmes de management, mais la concurrence externe a eu aussi un impact très lourd. Si une boîte de concentré venant d’Europe coûte moins que celle produite ici, comment l’industrie locale peut-elle décoller ? »

Vert-blanc-rouge au marché

Les étals du marché de Makola – l’un des plus grands d’Afrique de l’Ouest –, dans le centre d’Accra, reflètent la situation. Dans cette fourmilière, les femmes qui transportent sur leurs têtes cartons et bassines remplis de marchandises zigzaguent entre des pyramides de boîtes rouges. Salsa, Fiorini… les marques sont un concentré d’Italie. Les produits chinois, comme la marque Gino, arborent d’ailleurs les couleurs vert-blanc-rouge pour attirer les clientes. D’autres misent sur la référence à l’identité africaine, comme African Choice ou Obaapa. Mais à lire les étiquettes de près, on s’aperçoit que le concentré est « mis en boîte en Italie ». Chaque année, le Ghana importe en moyenne 20 000 tonnes de concentré de tomates. Un juteux marché que l’Italie, qui en avait le monopole il y a encore dix ans, se dispute aujourd’hui avec la Chine.

Mais comment, malgré les coûts de production et de transport, le concentré de tomates italien peut-il rester compétitif sur les marchés africains ? La réponse se trouve dans les champs du Sud de l’Italie, cœur du business de l’or rouge. « Entre 2007 et 2013, 900 millions d’euros de subventions européennes ont été versés rien qu’au titre du deuxième pilier de la Politique agricole commune (3) dans la région. Et le PIB des Pouilles (région du Sud-Est du pays, ndlr) a augmenté grâce au secteur des fruits et des légumes. Il compte pour environ 17 % de la richesse de la région », détaille Giuseppe De Leonardis, secrétaire régional du syndicat italien FLAI-CGIL. Les champs de tomates ont donc été arrosés d’euros, mais impossible de savoir exactement combien de millions ont été versés aux producteurs de tomate de la Botte – qui souvent cultivent également d’autres fruits et d’autres légumes.

L’ONG Oxfam estime les subventions européennes à 34,50 euros par tonne de tomates, 65 % du prix de marché du produit final. Des aides qui ne sont pas liées au respect des droits des travailleurs agricoles. Dans les champs, des milliers de saisonniers africains sont ainsi exploités pour la récolte. Sans papiers, sans contrat, ils sont payés 3,50 euros pour 300 kg de tomates récoltées, soit pas plus de 20 euros par jour (Lire « La tomate italienne presse ses forçats africains », Terra eco n° 43, février 2013).

Des esclaves dans les champs

« La filière de la tomate représente des intérêts énormes. Mais tout reste basé sur l’exploitation des travailleurs étrangers », dénonce Yvan Sagnet, ex-saisonnier camerounais, organisateur de la première grève des travailleurs africains dans le Sud de l’Italie et aujourd’hui syndicaliste agricole. « Les subventions devraient être supprimées à ceux qui ne respectent pas les règles, plaide Giuseppe De Leonardis. Mais il n’y a pas de contrôles ! S’il y a des esclaves exploités dans les champs, c’est parce que tout fonctionne selon la loi du marché. La priorité, ce n’est pas le respect des droits de l’homme ou du travail ; la priorité, c’est l’entreprise. »

Non loin de là, au milieu de la plaine de la Capitanata, dans l’arrière-pays de Foggia, assis sur une chaise devant une maison délabrée, sans fenêtres ni eau courante, Prince Bony attend la récolte des tomates. A la fin de la saison, ce Ghanéen pourra envoyer un peu d’argent à sa famille restée au pays. Il est parti il y a dix ans, parce qu’il avait « envie de voyager », ironise-t-il. « Quand j’étais en Afrique, je faisais la même chose : je cultivais des tomates. On faisait comme ici… A Navrongo. Au Ghana. » —

(1) A lire ici

(2) A lire ici

(3) Ce pilier de la Politique agricole commune est consacré au développement rural.


Le libre-échange à la sauce bruxelloise

Bruxelles a fixé un ultimatum au 30 septembre aux pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) rechignant à ratifier les accords de partenariat économique (APE). Ceux-ci visent à créer une zone de libre-échange où les produits importés seront exemptés de droits de douane. Les négociations traînent depuis plus de dix ans, du fait de fortes résistances africaines. « Les APE sont une arnaque aux dépens des pays les plus faibles ! », s’insurge Lambert Luguniah, de la Coalition pour le commerce et les moyens de subsistance au Ghana. Selon les ONG, l’entrée massive de produits importés serait un pas de plus vers la destruction de la production et de l’industrie locale et la dépendance des pays africains. —

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