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Bagdad, année zéro (2e épisode)
jeudi, 20 janvier 2005
/ ponofob (illustration)
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/ Naomi Klein
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En envahissant l’Irak, les néo-conservateurs de l’administration Bush voulaient imposer leur vision des affaires. Deux ans plus tard, alors que les Irakiens s’apprêtent à vivre leurs premières élections “libres” depuis longtemps, l’échec est manifeste. Les entrepreneurs ont fui un pays où le simple fait de se rendre au travail peut se solder par la mort. Suite et fin du reportage de Naomi Klein - journaliste et auteure du best-seller No Logo - à Bagdad.
...[A la tête du CPA], Bremer avait maintenant à en découdre non seulement avec les Irakiens mais aussi avec les commandants militaires américains, chargés de mater les insurrections que sa politique entretenait. Des questions hérétiques commençaient à trouver voix : plutôt que de licencier, pourquoi le CPA [Autorité de la Coalition Provisoire, ndlr] ne créerait-il pas des emplois pour les Irakiens ? Et plutôt que de vendre à la hâte les 200 entreprises publiques irakiennes, pourquoi ne pas les remettre en activité ? [...]
Immédiatement après la fin "décrétée" de la guerre, le Congrès [américain] alloua 2,5 milliards de dollars à la reconstruction de l’Irak, auxquels s’ajouteraient 18,4 milliards en octobre. Cependant dès juillet 2004, les usines publiques avaient délibérément été écartées des contrats de reconstruction. A la place, les milliards revinrent à des compagnies occidentales, et la plupart des matériaux de reconstruction furent importés à grands frais de l’étranger.
Avec un taux de chômage atteignant 67%, les produits importés et les travailleurs étrangers passant la frontière en grand nombre alimentèrent un ressentiment considérable et constituèrent un nouveau catalyseur pour l’insurrection. Et les Irakiens n’ont pas à chercher loin les rappels de cette injustice. Celle-ci est incarnée par les murs de déflagration, le symbole le plus répandu de l’occupation. Les bandes de [plus de 3 mètres] de haut de béton armé s’alignent partout en Irak, séparant les protégés - ceux habitant les hôtels élitistes, les maisons luxueuses, les bases militaires, et, bien sûr, la Zone Verte - des non protégés, exposés.
Cette sorte d’aveuglement idéologique a rendu les occupants de l’Irak prisonniers de leurs propres politiques, cachés derrière des murs qui, par leur existence même, alimentent la rage contre la présence américaine, entretenant ainsi le besoin de nouveaux murs. La population de Bagdad a donné aux barrières de béton un surnom : les "murs-Bremer".
L’insurrection grandissant, il devint bientôt clair que si Bremer persévérait dans son plan de vendre les entreprises publiques, la violence s’en trouverait aggravée. Il ne faisait aucun doute que la privatisation requerrait des licenciements : selon les estimations du ministère de l’Industrie, 145000 employés devraient être congédiés afin de rendre les sociétés attractives aux investisseurs. Or chacun d’entre eux soutient, en moyenne, cinq membres d’une famille. Aux yeux des occupants assiégés, la question était : les victimes de la thérapie de choc accepteraient-elles leur sort ? Ou bien se soulèveraient-elles ?
La réponse vint de façon dramatique dans l’une des principales entreprises d’Etat, la Compagnie générale des huiles végétales. Cet ensemble de six usines, planté dans une zone industrielle de Bagdad, produit de l’huile alimentaire, du savon, de la lessive, de la crème à raser et du shampooing. C’est en tout cas ce que me dit une réceptionniste en me tendant brochures et calendriers en papier glacé, vantant un "outillage moderne", et des "procédés industriels de pointe". En me dirigeant vers l’unité de fabrication du savon, je tombai en fait sur un groupe d’ouvriers dormant à l’extérieur d’un bâtiment sombre. Notre guide s’avança, criant quelque chose à une femme vêtue d’une combinaison blanche et soudain, l’usine reprit son activité. Les lumières s’allumèrent, les moteurs ronflèrent. Et les ouvriers aux paupières encore lourdes se mirent à remplir des bouteilles de 2 litres d’un liquide vaisselle bleu clair, de marque Zahi.
Je demandai à la femme en blanc pourquoi l’usine ne tournait pas quelques minutes plus tôt. Il n’y avait d’électricité et de fournitures que pour faire tourner les machines quelques heures chaque jour, m’expliqua-t-elle. Mais dès que des invités débarquaient - investisseurs potentiels, fonctionnaires ministériels, journalistes - ils les remettaient en route. "Pour le spectacle". Derrière nous, une douzaine de machines encombrantes étaient à l’arrêt, couvertes de feuilles de plastique poussiéreux et scellées par du ruban adhésif.
Les forces d’occupation américaines ne proposaient pas de remettre l’usine en service, mais de la vendre. Et quand Bremer annonça la vague de privatisations par mise aux enchères (en juin 2003), elle fut l’une des premières sur la liste. Lors de ma visite en mars [2004], personne ne voulait parler de la privatisation. Le seul fait de prononcer ce terme dans l’enceinte de l’usine provoquait des silences embarrassés et des regards lourds de sens. Beaucoup de sous-entendus pour une "simple" fabrique de savon... Je cherchai donc à en savoir plus auprès du directeur adjoint. Notre entretien fut lui aussi singulier. Il m’avait fallu attendre trois jours pour convenir d’un rendez-vous, soumettre mes questions par écrit pour approbation, obtenir une accréditation du ministre de l’Industrie, répondre à des questions et me prêter à des fouilles à plusieurs reprises. Quand, enfin, l’interview démarra, le directeur adjoint refusa de me donner son nom et m’interdit d’enregistrer la conversation. "Tout dirigeant dont le nom est cité dans la presse fait ensuite l’objet d’attaques", dit-il. Et quand je lui demandai pourquoi l’entreprise allait être vendue, il botta en touche : "Si les ouvriers devaient décider, la privatisation ne se ferait pas. Mais comme ce sont les officiels de haut-niveau et le gouvernement qui décident, alors la privatisation est un ordre. Et les ordres doivent être exécutés"...
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Copyright (c) 2004, Harper’s Magazine. Tous droits réservés. Reproduction par permission spéciale. Extrait de l’édition de septembre 2004. |
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