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Bananes : batailles autour de l’or jaune
jeudi, 29 janvier 2009
/ Yann-Olivier Bricombert
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Je suis le fruit le plus produit et le plus exporté au monde. Je suis dégusté à raison de 8 kg par an et par Français. Entre les Antilles françaises, ma patrie de culture, et Dunkerque, mon port d’arrivée, je fais vivre 10 000 personnes. Je vous embarque dans une vie de banane.
Tout commence par un souffle d’air chaud et humide. Vous pénétrez dans les entrailles de Petite-Rivière. Encore quelques mètres à fouler sur ce sol martiniquais et vous parvenez au point de départ de mon histoire. Moi, la banane martiniquaise.
Il faut d’abord aller saluer ma famille d’adoption, car ce sont eux qui tiennent l’exploitation. Je vous présente Liliane Ely-Marius et son compagnon Taupin Edouard. C’est un couple de petits planteurs. Mon berceau s’étend sur 3,5 hectares, sur les flancs d’une « cuvette verte » de la commune du Lamentin, dans le centre de l’île. Liliane et Taupin me cultivent ici depuis une dizaine d’années, quand Liliane a repris l’exploitation familiale. « Mon père prenait sa retraite, j’ai dit oui tout de suite », se souvient-elle. Leur maison, un pavillon coiffé de feuilles de tôle rouges et blanches, est nichée sur un morne, où poussent choux, piments et laitues pour la consommation de la famille. Mais je ne suis pas jalouse.
Dès son arrivée, le visiteur est alerté par un large écriteau qui trône au-dessus d’un hangar et qui rappelle qu’ici tout gravite autour de moi : « La banane de Martinique, rien ne peut la battre. » Normal. Je suis le fruit le plus produit au monde, avec 115 millions de tonnes par an. Le plus exporté, aussi : 16 millions de tonnes. En Martinique et en Guadeloupe, 709 planteurs vivent de ma production et 10 000 emplois directs ou indirects découlent de mon commerce. Un musée, et même une fête communale, une fois par an, au Lorrain, plein nord, me sont consacrés. Certains m’ont même affublé d’un surnom : « l’or jaune ».
A Petite Rivière, il n’y a pas besoin d’irrigation. Le taux d’humidité naturel est de 80 %. En revanche, dossier les 5 250 pieds de banane que compte l’exploitation sont nourris à l’engrais : 100 g par bananier tous les mois. Les producteurs ont réduit de 60 % l’utilisation des pesticides entre 1996 et 2006. Mais le « zéro phyto » n’est toujours pas d’actualité. Ici au Lamentin, 2,5 litres de désherbant dilués dans un fût de 200 litres sont épandus sur les parcelles. En moyenne, 7 kg de pesticides sont utilisés par récolte. « C’est dix fois plus au Costa Rica », se défend Eric de Lucy, président de l’Union des groupements de producteurs de banane de Guadeloupe et de Martinique (lire aussi pages 30-31). Une gouaille légendaire fait de lui le porte-voix des planteurs antillais, depuis la fusion des groupements des deux îles rivales, en 2003.
Deux mois plus tard, me voici transformée en jeune pousse. Au cinquième mois, les premières fleurs pointent leurs pétales. Je prends forme, une forme allongée. Je grossis, à l’ombre d’un film plastique bleu, pour éviter les échanges gazeux et les attaques diverses. Je suis encore verte. Puis vient, trois mois après la floraison, le moment de mon émancipation, celui de la coupe.
Debout, mais à l’abri du soleil, Liliane nous lave, nous trie, nous découpe, et nous rince. « Cela fait dix ans que nous n’avons pas pris de vacances, explique t-elle. La banane nous fait vivre. Mais il y a des hauts et des bas. Il y a des semaines où sur 3 000 euros de bananes vendues, on ne touche que 1 500 euros. » Dans un grand bac d’eau salée, on nous passe au peigne fin : les plus jolies d’entre nous, celles qui ne comportent aucune tache noire, sont entreposées dans les cartons de la gamme « planteur », la plus prestigieuse. Les autres, dans les boîtes « premier prix ».
Les cartons sont conçus pour accueillir 20 kg de bananes. « Trop, c’est une perte pour le planteur, pas assez, et ce n’est pas réglementaire », poursuit Bernard Baratiny, responsable technique à Banamart.
La clé de la filière banane repose sur le principe de « juste mesure ». Un observateur fait cette remarque : « Le calibre des bananes est arrêté pour convenir à des cartons types. La taille de ces cartons est conçue pour que ceux-ci soient empilés sur des palettes, qui sont elles-mêmes étudiées pour être stockées dans des conteneurs. Lesquels sont fabriqués à la taille des porte-conteneurs ! » Le moindre écart, et toute une chaîne déraille.
C’est au port de la capitale, Fort-de-France, que l’on retrouve les bananes de Petite-Rivière. Chaque semaine, les 250 cartons de Liliane et de Taupin débarquent par conteneurs, avec ceux des autres planteurs martiniquais. Nous passons la nuit à la belle étoile, toujours à 13°C. Le lendemain matin, nos conteneurs sont chargés, avec précaution, par des « cavaliers », en cale et sur le pont du bateau. Ce jeudi-là, le Fort Saint-Pierre, l’un des quatre porte-conteneurs de la Compagnie maritime d’affrètement CGM qui transportent les bananes antillaises jusqu’à la métropole, charge sa cargaison.
Avec ses 197 m de long, ce géant est taillé pour accueillir 2 260 conteneurs de 10 à 20 tonnes chacun. Il quitte la Martinique le vendredi avec la production antillaise de bananes d’une semaine entière.
Bras robotisés. Dans son entrepôt de 4 800m2, Banalliance accueille les bananes de 180 producteurs de Martinique, de Guadeloupe et du Surinam. 50 000 tonnes à l’année. A ce rythme, bien qu’inférieur à celui de Dunfresh – le concurrent –, « tout est motorisé », précise Jérôme Dupont, responsable logistique. Les bananes prêtes à partir sont manipulées par des bras robotisés, « les mêmes que chez Renault ».
Nous patientons sur des palettes de quelques heures à deux jours, en fonction de la destination et de la demande du client. C’est l’arrivée du camion 22 tonnes qui donne le top départ d’une autre partie du voyage. Le poids-lourd prend la direction du marché de Rungis, au sud de Paris. C’est là que je subis un traitement de choc.
Un souffle de gaz.C’est dans cet entrepôt de 3 700 m2, que se joue une étape clé de mon existence. La température ambiante passe à 18° C. C’est la phase de « réveil ». De l’éthylène, un gaz naturel, est insufflé par des turbines. L’opération m’est indolore. Mais elle provoque une réaction biochimique qui transforme l’amidon en sucre : c’est l’hydrolyse. Je deviens toute jaune. « Notre objectif est de maîtriser le temps », explique Yann Berrou, directeur du site. Au total, je vais rester mûrir pendant cinq à six jours. C’est ma couleur qui va déterminer le jour de mon départ.
Enfin, on me donne un prix. La tendance du marché est fixée par Aldi, hard-discounter allemand tellement puissant que son prix est devenu le mètreétalon des professionnels. Au final, nous sommes passées entre les mains de 70 à 90 personnes : planteurs, ouvriers, techniciens qualité, dockers, mûrisseur. Au bout de ce voyage, au supermarché, nous sommes vendues 1,50 euro le kilo, en moyenne. Tandis qu’à 6 000 km de là, d’autres bananes poussent déjà sur les flancs de Petite Rivière.
Les producteurs de bananes de Guadeloupe et de Martinique
institut français de recherche agronomique Le Cirad
la revue du Cirad Fruitrop
Dollar/euro : le fruit de la discorde
A Saint-Joseph en Martinique, tri dans un bac d’eau salée. JPEG - 660 ko 340 x 227 pixels |
Arrivage de bananes au port de Dunkerque, en octobre 2007. JPEG - 653.5 ko 340 x 224 pixels |
Jeunes pieds de banane en Martinique. JPEG - 670.9 ko 340 x 227 pixels |
Sur le marché de Saint-Pierre en Martinique, en 2004. JPEG - 638.9 ko 261 x 340 pixels |