Les mains dans la terre, vêtue comme toujours d’un sari traditionnel aux couleurs éclatantes – rose et violet ce jour-là –, Vandana Shiva sème des graines d’ail des ours et d’épinard sauvage. Demain, elle retournera dénoncer l’absurdité du consumérisme et défendre la liberté des semences. Mais pour l’heure, en pleine COP21 – conférence internationale sur le climat qui s’est déroulée en décembre 2015 –, l’Indienne plante des légumes dans un jardin partagé du parc de la Villette, dans le nord de Paris. « C’est une telle joie de vous voir tous, les amis », lance-t-elle à la cantonade. Une quarantaine de proches, dont beaucoup de stars de l’écologie presqu’aussi célèbres qu’elle, l’entourent : Rob Hopkins, le Britannique initiateur des villes en transition, Andre Leu, australien et président de la Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique, Clotilde Bato, directrice de l’association Solidarité qui orchestre cette rencontre… Ensemble, ils ont chanté autour du musicien tibétain Tenzin Choegyal. Ils signent ensuite un Pacte citoyen pour la terre – célébrant les sols vivants, la biodiversité, l’agriculture familiale – dont les retombées, espèrent-ils, seront plus grandes et efficaces que celles de la COP21. « Je considère cette journée comme une magnifique cérémonie de paix avec la terre et avec les uns et les autres. Ceci était mon rêve, s’enthousiasme Vandana Shiva. Qu’importe ce qu’il advient de la COP21, nous devons planter un jardin ! »
122 banques de graines créées
La vie exemplaire de cette Indienne de 63 ans, ses combats, sa philosophie écoféministe sont infiniment denses. Mais ce simple geste de semer concentre l’essentiel de Vandana Shiva. « Chacun doit jouer son rôle, nous ne pouvons pas déléguer notre responsabilité, dit-elle. Quand vous comprenez que vous faites partie intégrante de la terre, qu’en prendre soin est source de joie et donne du sens à votre vie, alors, vous assumez pleinement cette responsabilité. » Responsable, Vandana Shiva l’est dans chacun de ses actes et de ses paroles. A Paris, en décembre, elle a pris ses quartiers non pas dans l’un des hôtels luxueux qu’on avait réservés pour elle, mais à Place to B, cette auberge de jeunesse qui accueillait blogueurs et artistes pendant la COP21 pour inventer le nouveau monde. « L’agriculture est absente des débats sur le climat. Or, la plus grande source de changement climatique, c’est l’agriculture industrielle, assène-t-elle dans le brouhaha de Place to B. Le système alimentaire industriel et mondialisé représente 50 % des émissions de gaz à effet de serre. L’agriculture industrielle, c’est plus d’engrais, d’oxyde d’azote, de désertification, de conflits et au final de réfugiés. Ce qui me mène à la seconde raison pour laquelle il est important pour moi d’être ici. Ce voyage à Paris est devenu un pèlerinage pour la paix après les attentats du 13 novembre, pour honorer toutes les victimes tombées à Paris, mais aussi les millions d’innocents tués en Syrie ou en Irak. Nous devons regarder le processus de destruction dans sa globalité. »
Un des acteurs majeurs de cette destruction est, à ses yeux, Monsanto. Vandana Shiva fait naturellement partie des personnalités qui annoncent, en ce début décembre, la création d’un tribunal citoyen pour juger la firme. L’Indienne a déjà participé à faire condamner Monsanto en 2004 pour le brevetage abusif d’une variété ancienne de blé indien. Cette fois, des organisations écolos du monde entier se réuniront à La Haye, aux Pays-Bas, du 12 au 16 octobre, pour juger l’ensemble des crimes humains et écologiques de la multinationale. Elles se fonderont sur le droit existant mais réclameront aussi l’inscription dans le droit international du crime d’écocide et de la responsabilité pénale des personnes physiques – jusque-là, une entreprise n’est pas condamnable, seule une personne physique l’est. « Nous nous rendons compte que chaque pays se bat sur un aspect des forfaits de Monsanto, raconte-t-elle. L’Argentine subit la pollution du Roundup. L’Inde, où 90 % du coton est désormais OGM, se défend contre les redevances perçues sur les semences qui poussent nos fermiers endettés au suicide. Ils sont 300 000 à s’être donné la mort à ce jour. Avec ce tribunal, nous voulons que les crimes de Monsanto soient reconnus dans leur ensemble. »
Dans ce combat, José Bové est l’un de ses vieux compagnons de route. « Vandana est venue témoigner à mon procès en 1998 quand j’étais jugé pour avoir détruit un stock de graines OGM, se souvient-il. Je lui ai donné la main pour marcher en 2004 contre l’usine Coca-Cola de Plachimada, dans le sud de l’Inde, qui pillait et polluait les réserves d’eau de la région. Vandana ne mène pas seulement un combat contre, mais surtout un combat pour. C’est en ce sens qu’elle est exemplaire. »
Le féminisme, un héritage familial
Semer des graines toujours. C’est ce qu’elle fait avec son organisation Navdanya, lancée en 1991 : 122 banques de graines ont été créées depuis à travers l’Inde. Cinq cent mille paysans, formés à réutiliser leurs propres semences et à l’agriculture biologique. « L’année qui vient, je veux continuer à travailler avec eux, mais aussi avec les gouvernements, promet-elle. Mon prochain engagement est qu’en 2020 au moins 10 des 29 Etats de l’Inde se convertissent au bio. »
L’écoféminisme fait aussi partie intégrante du message de Vandana Shiva : « Nous pouvons choisir d’autres modèles de pensée. Remplacer une vision masculine, guerrière et destructrice de l’économie par une économie féminine, fondée sur le partage et l’attention à la communauté. » Le féminisme est un héritage familial, autant que la communion avec la nature. L’année de ses 4 ans, son grand-père maternel meurt d’une grève de la faim entamée pour réclamer le maintien d’une école pour filles. Sa mère, pourtant diplômée, choisit de devenir agricultrice à Dehradun, ville dans le nord de l’Inde où la famille s’installe. Son père abandonne une carrière militaire, à la demande de son épouse, pour devenir garde forestier. Vandana Shiva, son frère et sa sœur, le suivent dans les forêts himalayennes, jouissant de bonheurs intenses auprès des arbres et se baignant dans les rivières. « Pour qu’une personne de son tempérament voie le jour, c’est le fruit de plusieurs générations », souligne Lionel Astruc. Cet auteur est devenu le bras droit français de l’Indienne depuis qu’il a écrit, en 2010, une biographie fouillée restituant tout le romanesque de cette vie (1).
« La simplicité source de joie »
« Je pense à mes parents tout le temps, sourit Vandana Shiva. Ils m’ont appris que la simplicité était source de joie. Je pense aussi très souvent aux femmes du mouvement Chipko. C’est avec elles que, dans les années 1970, a commencé ma vie de militante écologiste. » Ces simples villageoises de l’Himalaya entouraient alors de leurs bras les arbres de leur forêt pour éviter qu’elle ne soit pillée et remplacée par des mines. « Mais ma plus grande source d’inspiration, c’est une personne que je n’ai pas rencontrée, Gandhi. » La mère de Vandana Shiva était une adepte du grand homme, qu’elle a fréquenté. « Vandana montre à quel point la vision de Gandhi est moderne », affirme Marc de la Ménardière. Ce trentenaire est le coauteur du documentaire En quête de sens, sorte de road-movie à la rencontre des grands penseurs d’aujourd’hui. « Avec le concept de “ swaraj ’’, explique-t-il, Gandhi prônait l’autonomie locale, le fait main, la désobéissance civile. Elle incarne ça, aujourd’hui. Elle m’a aussi appris que la spiritualité, c’est de trouver sa place dans l’univers, comprendre que tout est connecté et mesurer la responsabilité qui va avec et la force créatrice aussi. » Et si, comme elle, on allait semer des graines ?
(1) Vandana Shiva. Victoires d’une Indienne contre le pillage de la biodiversité (Terre vivante, 2011).
1952 Naissance à Dehradun, dans le nord de l’Inde
1991 Crée Navdanya, pour protéger les semences
2015 Participe au lancement du tribunal pour juger Monsanto
Affichage : Voir tout | Réduire les discussions