Ce jour de mars, une scène peu banale ralentit les automobilistes sur une petite route de l’Ariège, entre les villages de Fabas et de Cérizols. Des dizaines d’humanoïdes en combinaison blanche déchargent des ruches de plusieurs pick-up pour les installer dans un pré. Leurs gestes sont lents pour ne pas énerver les butineuses. Il est vrai que la météo est fraîche pour ces demoiselles et qu’elles ont passé la nuit sur la route, venant des quatre coins de France. De quoi les rendre piquantes. Toute la planète « api » est réunie ici à l’occasion de cette « transhumance solidaire », première de son genre, organisée par la Confédération paysanne et la FFAP (Fédération française des apiculteurs professionnels). Il y a les bios et les conventionnels, les anciens qui ont assisté à l’effondrement de la production ces vingt dernières années, les plus jeunes qui ont choisi ce métier pour changer de vie ou courir le globe jusqu’en Tasmanie pour y récolter le manuka, le miel le plus cher du monde. Apiculteurs du nord ou du sud du pays, tous subissent les mêmes pertes et accusent les pesticides, notamment les néonicotinoïdes – qui agissent sur le système nerveux central des insectes – apparus dans les années 1990. Sur un panneau, un slogan donne le ton : « Nique les néonics ».
La densité d’insectes dans l’air est impressionnante. 200 ruches sont posées là, sur des palettes, soit des millions d’abeilles offertes aux apiculteurs du massif pyrénéen par leurs collègues solidaires. Il y en a pour 30 000 euros. Cela ne comblera pas la perte de 3 500 ruches recensée en février 2014 rien que par les professionnels ariégeois, ni les 1 000 ruches disparues dans les Pyrénées-Orientales la même année, mais c’est un sacré coup de pouce. D’autant que le printemps 2015 a commencé par un bilan : dans le massif pyrénéen, un tiers des ruches n’ont pas passé l’hiver, les abeilles sont mortes ou les essaims mystérieusement affaiblis sont incapables d’attaquer la saison. Une constante macabre responsable de la chute de la production de miel en France, laquelle est passée de 32 000 tonnes en 1995 à 20 000 en 2011, puis 10 000 en 2014, selon l’Union nationale de l’apiculture française.
Banque de ruches
Du miel, on en trouve encore sous la tente de Sol’Abeille, avec un café, et le célèbre cake de Sylvie Humbert. Déguisée en butineuse pour l’occasion, cette apicultrice de 55 ans est la cheville ouvrière de ce collectif local, créé en février, qui attribue les essaims aux apiculteurs en difficulté et aux jeunes en priorité. Micro en main, elle appelle les collègues à la mobilisation et les pouvoirs publics à l’action. Installé en apiculture bio depuis quatre ans, son camarade Christophe Michelotti, 34 ans, a déjà perdu 145 ruches.
Cette année, il démarre avec 90 ruches au lieu de 150 avant l’hiver. Sa production stagne et l’empêche de passer le seuil des 200 ruches, qui lui donnerait le statut d’exploitant agricole et les avantages qui vont avec, comme une couverture sociale. Les neuf ruches reçues ce printemps ne seront donc pas de trop, d’autant que, à 140 euros l’essaim, remplacer ses abeilles signifie s’endetter. Ce qu’il refuse. Son « carburant », il l’avoue, c’est « la hargne ». Financièrement, les cours du miel, à la hausse du fait de la pénurie, lui permettent de tenir. Humainement, la transhumance solidaire a été une « bouffée d’énergie » et la création de Sol’Abeille lui a fait « chaud au cœur ». Mais si « la solidarité rebooste, reconnaît-il, ce n’est pas la solution miracle car les donateurs subissent aussi des pertes ».
L’automne venu, tous les apiculteurs ayant reçu un don rendront l’équivalent à une banque de ruches, gérée par Sol’Abeille, pour y puiser au printemps 2016 en cas de pertes. L’Etat aimerait voir se généraliser ce système solidaire, mais « ce serait s’intéresser au pansement plutôt qu’aux vraies causes du problème », critique Christophe Michelotti. Apparemment plus conscient des enjeux liés à la disparition des abeilles, Barack Obama, président des Etats-Unis, a annoncé qu’il allait débloquer une enveloppe à l’échelle du problème : 50 millions de dollars (44 millions d’euros) pour sauver les pollinisateurs.
Impact du projet
182 ruches – sur les 200 données par 70 apiculteurs français – ont été attribuées ce jour-là à 18 professionnels pyrénéens
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