« L’Europe nous fait crever », disaient les banderoles des marins pêcheurs à La Rochelle. « Les pêcheurs veulent vivre », clamaient celles de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). « L’Europe nous tue, laissez-nous travailler », hurlaient-ils à Nantes. A l’occasion des Assises de la mer dans la cité d’Anne de Bretagne, il y a quelques jours, les pêcheurs ont donné de la corne de brume et du feu de détresse. L’occasion était inespérée de rappeler qu’ils attendent de pied ferme le Conseil européen des ministres de la Pêche, qui se tiendra les 15 et 16 décembre à Bruxelles et délivrera les quotas de pêche pour l’année 2015.
Espèce par espèce, zone de pêche par zone de pêche, les quantités de captures autorisées dans les eaux européennes vont être débattues et tranchées. Le chiffre d’affaires des bateaux en dépend. Dans les voix des hommes de mer, bien souvent en colère, un refrain courroucé : pourquoi, alors que voilà plusieurs années qu’ils se serrent la ceinture et s’astreignent à limiter leurs prises, ne les autorise-t-on pas à pêcher plus ?
Les scientifiques du Conseil international pour l’exploration de la mer (Ciem), qui formulent des recommandations à l’Europe par l’intermédiaire du Conseil scientifique technique et économique des pêches (CSTEP), sont, cette année encore, intraitables. Tous stocks confondus, ils demandent, pour l’année prochaine, aux décideurs politiques d’exiger de réduire les captures de 5,6% par rapport à celles de 2014. « Et pourtant, les pêcheurs n’ont jamais vu autant de poissons, et des gros poissons ! », répond Hubert Carré, directeur général du Comité national des pêches. Entre scientifiques et pêcheurs, qui croire ? L’équation est à plusieurs inconnues.
Laisser le poisson tranquille ne fait pas tout
Pour contrecarrer la catastrophe annoncée de l’effondrement massif des stocks halieutiques, l’Europe s’est engagée à deux reprises, au Sommet de Johannesburg, en 2002, et à la Conférence de Nagoya, en 2010, à atteindre un Rendement maximal durable (MDR), c’est-à-dire un volume autorisé de captures qui permette au stock de poissons d’assurer sa reproduction future, et donc sa pérennité. Le volume de prises qui permet cet équilibre varie en fonction du poisson et de la zone dans laquelle il est pêché. On parle de « stock ». Pendant la décennie 2000, l’Europe s’est un peu endormie sur ses promesses internationales, puis s’est réveillée au début des années 2010, afin d’atteindre le Rendement maximal durable pour 2015, soit l’année prochaine ! Au centre des efforts, les quotas, qui fixent des volumes maximum de pêche. Or, cinq ans, c’est un peu court pour les pêcheurs, comme pour les poissons. « Il est vrai que la pression de pêche a beaucoup diminué : pour certaines espèces, comme la plie de mer du Nord ou le merlu, ça a bien fonctionné. Malheureusement, d’autres n’ont pas réussi à remonter la pente, certains stocks ne se sont pas reconstitués comme on l’attendait », explique Didier Gascuel, professeur à Agrocampus Ouest et président de l’Association française d’halieutique (AFH).
Car laisser le poisson tranquille ne fait pas tout. Une mauvaise saison de reproduction, un accident climatique, une dégradation des zones côtières où les poissons se reproduisent, et toutes les prévisions tombent à l’eau, parfois sans que les scientifiques réussissent à déterminer le facteur fatal. Dans les trois grandes zones de l’Atlantique les plus importantes pour les pêcheurs français – Manche-mer du Nord, mer Celtique-Ouest Ecosse et golfe de Gascogne –, 144 stocks de poissons ont reçu un avis scientifique du Ciem, à partir duquel est préconisé une augmentation ou une diminution du quota de pêche pour l’année prochaine.
Evaluer coûte cher. Il faut mesurer les volumes de captures, mais aussi lancer des campagnes océanographiques pour obtenir un indice d’abondance et mettre des observateurs aux criées pour connaître la taille des poissons pêchés. Résultat, seuls cinquante stocks, les plus importants pour la pêche, ont pu faire l’objet d’avis précis. Bonnes nouvelles : le hareng, le sprat, la plie, l’églefin de la mer du Nord et le merlan de la mer Celtique se portent bien, par exemple. Mais la multiplication miraculeuse des poissons n’est pas pour demain. Car les deux tiers des stocks ayant pu faire l’objet d’un avis précis ne sont pas durables. Pour 27 d’entre eux, la pêche a eu la main encore trop lourde. Ces stocks sont considérés comme surexploités. Pour 15, il n’y a pas assez de géniteurs parmi les poissons. Ces stocks sont considérés comme dégradés. Neuf stocks cumulent les deux handicaps. C’est le cas de la morue de mer du Nord ou de la sole du golfe de Gascogne…
« Il faut bien comprendre que nous marchons au bord du gouffre »
A partir de ces évaluations, les scientifiques proposent un nouveau quota qui permette d’atteindre le Rendement maximal durable pour 2015. La Commission européenne s’en empare et fait elle-même sa sauce, pour arriver à un compromis avec ce qui lui apparaît soutenable économiquement. A la fin du mois d’octobre, lorsque le commissaire à la Pêche, Karmenu Vella, a rendu sa copie, les pêcheurs ont pourtant entendu l’hallali. Une baisse des quotas de 41% est préconisée pour l’églefin et de 64% pour le cabillaud en mer celtique, de 60% pour la sole, en Manche-Est, de 20% pour le merlan et de 15% pour le merlu en mer du Nord…
« Les pêcheurs sont des chefs d’entreprise ulcérés : on nous demande toujours plus, réagit Hubert Carré. Et avec des compteurs remis à zéro chaque année, il est impossible d’avoir une quelconque visibilité économique. » Dans la liste des réclamations : avoir du temps, jusqu’en 2020, pour étaler leur effort. Le problème, c’est que, aux yeux des scientifiques, du temps, il n’y a plus tellement. « Il faut bien comprendre que nous marchons au bord du gouffre : en Europe, on a pêché pendant des décennies trois ou quatre fois au-dessus de ce qui est soutenable. On ne peut pas se permettre de fermer les yeux, il faut ajuster d’année en année, renchérit Didier Gascuel. Ou alors, c’est une spirale infernale : plus le stock diminue, plus il faut pêcher pour maintenir les volumes de capture, plus on accélère son déclin. »
Le rendez-vous des ministres des 15 et 16 décembre prochain augure de multiples et souterraines tractations à l’issue desquelles seront tranchés, pour une nouvelle année, les sorts des poissons, des filets et de ceux qui les remontent. Reste pour les pêcheurs le goût amer d’être toujours la variable d’ajustement environnementale. Pas simple d’accepter et de s’organiser pour pêcher moins, même quand les poissons paraissent nombreux. Leur laisser le temps de devenir vieux, au stock de devenir stable et aux quotas d’augmenter semble pourtant la seule solution aux yeux de la communauté scientifique. Pour certains, c’est toute une culture qu’il faut faire évoluer. « En CAP ou en BEP, les jeunes marins pêcheurs apprennent la carburation du moteur, mais personne n’explique le Rendement maximum durable, conclut Didier Gascuel. Or, leur avenir en dépend. »
Une chute d’un siècle
En matière de ressources naturelles, le temps est décisif. Une grande étude internationale menée par les équipes de l’Institut de recherche et développement (IRD) vient de rendre ses alarmantes conclusions. En cent ans, ce sont deux tiers des gros poissons – ceux qui en mangent d’autres, comme les thons, les mérous, les raies, les requins ou les espadons – qui ont disparu des mers du globe. Sans surprise hélas, cette perte d’abondance s’est considérablement accélérée à partir du début des années 1980, quand la pêche s’est industrialisée. « Or, on sait que, lorsqu’il ne manque ne serait-ce que la moitié de l’abondance originelle d’une espèce dans un stock donné, celle-ci aura de grandes difficultés à se remettre », explique Philipe Cury, directeur du pôle halieutique. La contrepartie de cette hécatombe a été la prolifération des petits poissons, sardines et anchois notamment, dont l’abondance a doublé au cours du siècle dernier. Peut-on s’en réjouir ? Pas vraiment. D’abord, ces espèces sont plus sensibles aux variations environnementales, dont le changement climatique. Impossible de se reposer sur eux pour imaginer une mer pleine de poissons dans cinquante ans. Ensuite, en l’absence de prédateurs, ils peuvent devenir des plaies. L’exemple le plus frappant vient du Canada. La morue, trop pêchée, a disparu des eaux des Grands bancs depuis 1992. Plusieurs milliers d’emplois furent alors rayés de la carte. On aurait pu croire que sans pêcheurs, elle reviendrait. Mais impossible de remonter la pente. En cause notamment, les petits poissons justement, qui mangent les œufs des malheureuses morues survivantes, les empêchant de regrossir leurs rangs.
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