Assis au bout de la jetée en bambou, tandis qu’un soleil rouge feu se lève sur une mer silencieuse, une poignée de pêcheurs surveillent les lignes. Les cabanes en bois perchées sur pilotis se réveillent doucement face à l’horizon d’où émergent les piquets des parcs à crevettes. Dans le dédale de ruelles encore fraîches où sèchent les filets, l’effluve indélébile de vase se mêle à celle des fruits de mer qui ont tourné au soleil de la veille et à celle des ordures essaimées un peu partout. Les poules picorent dans les déchets pendant que jaillissent des maisons des enfants à moitié nus, des femmes en pyjama, encore endormies, et des hommes fumant leur première kretek, la cigarette locale parfumée au clou de girofle. Par la porte ouverte d’une bicoque faite de bric et de broc, une sono hurle une chanson de dangdut, la musique populaire indonésienne. « J’essaie de faire aller, j’essaie d’être heureux », répète le refrain sur une mélodie entraînante. Depuis six mois, il n’a pas plu dans ce village surpeuplé d’Indonésie, où vivotent, enclavées, des milliers de familles de pêcheurs. Pourtant, chaque matin, c’est la même rengaine : Tambak Lorok et ses 14 000 habitants se réveillent les pieds dans l’eau.
Difficile de dire depuis quand. Peut-être dix ans, peut-être plus. A marée haute, la mer s’engouffre dans ce bidonville de Semarang, cinquième ville d’Indonésie, un million d’habitants, située à 400 kilomètres à l’est de la capitale, Jakarta. Au fil des ans, les maisonnettes de ce village, bâties sur un sol friable, s’enfoncent. D’un mètre, puis de deux. Alors, pour remédier au problème, le gouvernement rehausse les principales artères pavées. De quarante centimètres, puis encore de cinquante, et dans deux mois, à nouveau de soixante-dix centimètres. Les baraques, livrées à elles-mêmes sur le bas-côté, végètent. Pour tenter d’enrayer l’engloutissement, les habitants bricolent : bambous, briques, sable, pierres et même coquilles de moules. Le maître-mot : la débrouille.
Ainsi ce matin, l’eau s’est invitée dans le salon en terre battue de Putra, comme d’habitude. Cette fois, elle s’est arrêtée aux chevilles. Les pieds du lit en ferraille sont perchés sur des briques. « C’est pas trop dérangeant. Normalement, il y a en a jusqu’à la télé », précise le jeune homme, impassible. La lumière ne rentre plus depuis longtemps dans la pièce. Au ras du sol, la fenêtre, condamnée par des planches de bois, s’est transformée en soupirail. On peut passer devant la maison de Putra sans la voir. C’est la seule de la rue qui n’a jamais été rehaussée, et le sol l’a avalée d’un mètre. Elle a des airs de tente canadienne, au milieu d’une mare d’ordures où barbotent les têtards. Assis devant sa maison, le jeune homme svelte donne le biberon à sa nièce, Hany. Son regard est trop sérieux, l’adolescence a été courte. A vingt-deux ans, Putra en paraît au moins trente. « On doit faire face », souffle-t-il, stoïque. Chez Putra, le marcel est immaculé, les épaules solides. Depuis la mort de ses parents, il nourrit les cinq bouches de la maisonnée en travaillant six jours sur sept à l’usine de textile de Tambak Lorok. Avant, le père pêchait des crevettes dans de grands filets le long du port, comme la majorité des hommes du village. Il les revendait directement sur le marché. C’est pourquoi Putra ne blâme pas la mer : « Même si ça amène des problèmes, ça amène de l’argent ». Sa sœur, Murni, apparaît dans le cadre de la porte. Elle est belle, Murni, avec ses yeux noirs soulignés d’un trait de crayon, ses cheveux relevés en chignon et sa longue jupe violette. Elle a fini le collège en juin dernier, mais n’ira pas au lycée. Trop cher, trop loin. Murni aime cuisiner, s’occuper de Hany et voir ses amies, à deux pâtés de maisons. Mais elle déteste nettoyer la maison après les inondations. Elle aussi a grandi trop vite. Elle ne pense pas trop à l’avenir, mais a une certitude : pas question de partir. « C’est notre père qui a construit la maison. On y est attachés », insiste-t-elle. (…)
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