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20-06-2007
Mots clés
Développement Durable
Monde

La nature a-t-elle un prix ?

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La nature, c’est bien plus qu’une jolie carte postale. La biodiversité conditionne aussi la survie des activités et de l’espèce humaines. Et il y a péril en la demeure. Enquête exclusive.
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(Dossier en partenariat avec la Ligue ROC)

« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé… » Au XIXe siècle, Lamartine ne s’attardait pas sur le sort du lamantin ou de l’une des 16 119 espèces animales ou végétales menacées d’extinction dans le monde, dont un mammifère sur quatre [1]. Mais alors que l’activité humaine – déforestation, érosion, pollutions… – déclenche la sixième extinction massive des espèces – après celle des dinosaures, dernière en date il y a 65 millions d’années –, la question se pose : l’heure du prédateur bipède a-t-elle sonné ?

Albert Einstein, lui, aurait dit un jour : « Si les abeilles venaient à disparaître, l’homme n’aurait plus que quatre années devant lui. Sans abeilles, plus de pollinisation, plus de plantes, plus d’animaux, plus d’hommes. » Or, de récentes études menées aux Etats-Unis montrent que plus de la moitié des colonies d’abeilles ont disparu, victimes entre autres de l’urbanisation ou des pesticides. Stephan Beaucher, chargé de campagne Océans à Greenpeace France enfonce le clou : « Personne n’est capable de modéliser ce que serait la mer si un prédateur comme le thon disparaissait. Certaines espèces invasives prolifèreraient sans doute, d’autres s’éteindraient à leur tour. Or la mer est la seule source de protéines pour un quart à un tiers de l’humanité. Au-delà du pillage des océans, c’est donc la question de la famine dans les zones côtières d’Afrique et d’Asie qui est posée. » Car selon des biologistes [2], il n’y aura plus de poisson en 2048 si la surpêche continue à son rythme actuel.

En 2005, 1 600 scientifiques réunis par l’ONU ont tiré la sonnette d’alarme. Leur « évaluation des écosystèmes pour le Millénaire » estimait pour la première fois « les services rendus par les écosystèmes » : la climatisation par la forêt tropicale, l’atténuation de l’effet des tsunamis par les mangroves – formations végétales le long des côtes –, les supermarchés pour poissons des récifs de corail. L’étude concluait à la dégradation de 60 % de ces « services écologiques » à un rythme plus important ces cinquante dernières années que dans toute l’Histoire. Scientifiques et écologistes ont bien compris qu’on n’intéresserait pas les décideurs sans souligner l’utilité pour l’homme du vivant, voire ses bénéfices sonnants et trébuchants [3].

La Nature n’a pas de prix, chiffrons-le ! Un équivalent pour la biodiversité du rapport Stern – qui a évalué le coût économique du réchauffement climatique – serait même sur le feu. Rien de neuf a priori sous le soleil : les économistes de l’environnement s’échinent depuis des années à déterminer les « préjudices écologiques », notamment lors de procès comme celui de l’Erika [4]. Mais les méthodes utilisées – souvent des sondages pour connaître la « valeur hédoniste » que des Occidentaux sont disposés à payer pour sauver une forêt ou une espèce – font sourire bien des scientifiques.

« Quel que soit le prix que l’on donne à la Joconde, cela ne dirait rien de sa valeur, de même que ne dit rien de la valeur d’une vie humaine le prix que peuvent en donner les assurances », souligne ainsi Jacques Weber, directeur de l’Institut français de la biodiversité. Le problème, c’est que les décideurs prennent ces données pour argent comptant : « Dans un document sur la forêt en République démocratique du Congo, la Banque mondiale a exigé des indicateurs sur sa valeur, bien que je n’en disposais pas du tout, raconte Alain Karsenty, économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). On m’a répondu : “ Peu importe.” Car il n’y a pas de discours justifiable sans chiffres dans les grandes institutions internationales. »

Tout aussi réticent à la « marchandisation du vivant » que sous-tend sa tarification, Robert Barbault, professeur au Museum d’histoire naturelle, juge néanmoins indispensable « de passer d’une vision économique du monde où la nature n’existe pas, ou est illimitée, à une prise en compte des effets induits » par l’économie. Pour cela, il est, selon lui, « légitime » de reconnaître la valeur des services écologiques. « Il y a une façon “ bête et méchante ” présentant la biodiversité comme source de nourriture ou de médicaments et une vision plus qualitative, qui ne distingue pas la valeur de chaque espèce et envisage les interactions du tissu vivant de la planète. »

Comment l’évaluer ? « En Comparant les coûts lorsqu’un écosystème fonctionne normalement et en cas de pollution », poursuit Robert Barbault. Deux exemples : la disparition d’abeilles a permis de mesurer la valeur de leur activité de pollinisation pour l’agriculture aux Etats-Unis, estimée à 53 milliards de dollars. Et la ville de New York a financé un programme pour préserver les Catskill Mountains, zone rurale où est captée l’eau potable pour la mégapole, en aidant ses habitants à pratiquer l’agriculture biologique et à entretenir leurs terres. Il lui en a ainsi coûté 1,5 milliard de dollars, au lieu des 8 à 10 milliards qu’aurait nécessité la construction d’une station de filtrage des eaux… Mieux vaut donc prévenir que guérir.

Le Cac40 suspendu à la biodiversité

« Il faut que les entreprises internalisent dans leurs pratiques des coûts jusqu’ici socialisés. Pour cela, nous disposons de trois solutions, affirme Alain Karsenty. Encourager la conservation à l’aide de systèmes incitatifs, taxer sur le principe pollueur-payeur, ou instaurer des marchés de droits. » Les entreprises y ont souvent intérêt. Et certaines l’ont d’ailleurs compris depuis longtemps. Parce qu’elles doivent redorer leur image et repenser leurs pratiques après des procès et des boycotts, comme le pétrolier Exxon. Ou parce qu’elles doivent faire face à l’épuisement des ressources, comme Unilever (Findus…), qui a initié la fondation du label MSC pour une pêche responsable.

En France, une trentaine de sociétés membres de l’association Orée – dont quelques poids lourds du CAC 40 – ont calculé l’an dernier qu’elles dépendent entre 60 et 100 % de la biodiversité pour leurs matières premières. Particulièrement concerné pour la conception de ses cosmétiques ou de ses sacs en cuir, le groupe de luxe LVMH – Dior, Givenchy… – mène au Burkina Faso et à Madagascar des projets de gestion durable de ressources végétales, en collaboration avec les populations locales. Mais difficile de savoir si ces initiatives dépassent l’ordre du symbolique dans l’activité totale de la société. Joël Houdet, ingénieur membre d’Orée, identifie deux types d’entreprises sensibilisées à la biodiversité. D’un côté, celles qui valorisent les produits qui en sont issus – comme Veolia pour la gestion de l’eau – et de l’autre celles qui doivent gérer leurs impacts comme les carriers ou sociétés d’autoroutes.

Les entreprises en ligne de mire

A l’inverse, le secteur agro-alimentaire joue parfois les vilains petits canards, d’après l’agence de mesure de la responsabilité sociale et environnementale Vigeo. « Les impacts des activités de certaines entreprises du secteur sur la pollution des eaux, des sols et l’appauvrissement de ces ressources les exposent à des risques auprès des opérateurs financiers », indique Emilie Beral. Cette analyste de Vigeo cite l’exemple de Nestlé, plusieurs fois poursuivi aux Etats-Unis (notamment par des tribus indiennes) et condamné à fermer des sites pour avoir surexploité des sources d’eau minérale.

Hubert Reeves, astrophysicien et président de la Ligue ROC, a toutefois confiance dans les entreprises, chevilles ouvrières, selon lui, du développement durable : « Tout humain, fut-il patron d’une entreprise, bénéficie d’une intelligence et d’une conscience. Et cela ne se mesure pas sur les marchés boursiers. Pourquoi vouloir réduire ces personnalités à des machines à engranger des bénéfices ? Bien entendu, il est normal qu’elles soient en quête de profits. Et pour redistribuer des richesses, il faut d’abord en créer. La règle des 3 P – People, Planet, Profit – est donc à inscrire au fronton des entreprises. Ce sont bien les trois pôles d’application du développement durable si l’on souhaite vraiment sa rapide acceptation par tous au bénéfice de tous. »

Permis de détruire

L’environnement peut présenter une autre source de profit pour les entreprises, à l’instar du marché du carbone. Les entreprises les plus vertueuses ont-elles le droit de vendre des permis d’atteinte à la biodiversité ? Il n’existe pas, pour protéger le vivant, de mécanisme mondial analogue au protocole de Kyoto. Mais des systèmes nationaux se développent, le plus connu étant sans doute les « Mitigation Banks » aux Etats-Unis. Selon le principe « No Net Loss » – « zéro perte » –, les entreprises ou les collectivités qui ne peuvent éviter la destruction d’une zone humide doivent en effet la compenser en payant la réhabilitation d’un milieu équivalent ailleurs, ou acheter des permis à des tiers.

Selon ses partisans, ce système permet de valoriser l’entretien d’espaces a priori dénués d’intérêt économique et de dégager des fonds affectés à la protection : un milliard de dollars entre 1993 et 2000 [5]. Pour ses détracteurs, c’est surtout un permis de détruire accordé à tous sans vérifier que les dommages sont évitables. En outre, d’après Julie Sibbing, de la National Wildlife Federation, seulement 20 % de ces opérations de compensation ont permis la restauration de milieux [6].

Après la tonne carbone, le crédit hamster

Cela n’empêche pas le ministère de l’Ecologie et la Caisse des dépôts (CDC), forte de son expérience sur les marchés du carbone, d’étudier l’acclimatation de la « mitigation » en France. « La loi de 1976 impose, lors de la création d’un ouvrage, d’éviter, sinon de réduire et enfin de compenser, l’impact sur l’environnement, explique Laurent Piermont, chef de la Mission Biodiversité de la CDC et pédégé d’une de ses filiales, la Société forestière. Mais par manque de professionnalisme et au vu de la complexité à concentrer les financements, les compensations ne permettent pas aux projets environnementaux de fonctionner sur la durée. » D’autant que seulement 10 % des terrains donnant droit à compensation en ont bénéficié, estime Stéphane Giraud, directeur du Groupe d’étude et de protection des mammifères d’Alsace.

Son association expérimente avec la CDC un mécanisme pour financer la protection du hamster d’Alsace. Ce mammifère est le plus menacé d’extinction en France, en raison de l’urbanisation galopante au sud de Strasbourg et du boom du maïs : le rongeur préfère les polycultures et la luzerne. Lorsqu’un projet sera potentiellement « impactant » pour le hamster, un crédit pourra financer la reconversion de cultures en luzerne. « Ce système modifie notre manière de penser car il admet qu’on grignote des espaces naturels, mais nous ne signons pas un blanc-seing à qui que ce soit sur un droit de détruire la plaine alsacienne », assure Stéphane Giraud.

"Chaque espèce est unique"

« L’activité humaine ne va pas s’arrêter, prédit Laurent Piermont. Si vous voulez un téléphone mobile, il faut des antennes-relais. On dit aux opérateurs : “ OK, mais vous compensez…” » Arnaud Gossement, porte-parole de France Nature Environnement, n’est pas convaincu : «  Aujourd’hui, le système ne marche pas car les associations veillent à ce qu’il n’y ait pas lieu d’avoir des compensations. Créer un marché, cela suppose au contraire d’émettre des titres, donc de détruire la biodiversité pour la protéger ! » Emmanuel Delannoy, de la ligue ROC, rappelle qu’avant de compenser, il faut éviter l’impact. Puis « la compensation doit être évaluée sur le long terme, en parfaite transparence. Il faut aussi garder à l’esprit que tout n’est pas compensable : chaque écosystème, chaque espèce est unique. »

La Commission européenne étudie sérieusement un autre outil de marché en vogue : les quotas de pêche transférables. Appliqués dans plusieurs pays – Nouvelle-Zélande, Norvège, Islande… –, ils fixent à l’avance qui peut pêcher quoi. « Cela limite les facteurs de course au poisson. Nos totaux autorisés de capture (TAC) incitent en effet à capturer le plus vite possible le maximum du total autorisé », explique Olivier Thebaud, économiste à l’Ifremer. L’effet est bénéfique sur la ressource, mais il entraîne selon lui un phénomène de concentration. Les plus fortunés rachètent leurs quotas aux autres.

ONU de l’environnement

Est-ce une nouvelle illustration de la tragédie des « biens communs » évoquée en 1968 par le biologiste Garret Hardin ? Une ressource librement accessible est elle vouée a disparaître si elle n’est pas privatisée ou gérée autoritairement ? La complexité des problèmes de la planète nécessite probablement de combiner les deux solutions. « Certains proposent, dans le cadre de la renégociation de Kyoto, des permis échangeables permettant d’éviter la déforestation, annonce Alain Karsenty. Ce serait théoriquement possible en Amazonie, où la majorité des terres sont privées et contrôlées par satellite. Mais pas en Afrique, en situation d’insécurité foncière. Il faudrait octroyer des droits aux communautés et aux individus.

Mais la communauté internationale a beaucoup de mal à aborder ces questions de souveraineté nationale. » Une ONU de l’environnement changerait-elle la donne ? Elle devrait en tous cas répondre aux attentes des scientifiques pour la création d’aires maritimes ou de corridors terrestres protégés. Des questions que les ONG devraient mettre sur la table du Grenelle de l’environnement en octobre, comme celle de l’agriculture intensive et de l’application du principe pollueur-payeur, prévu dans la nouvelle directive européenne sur la réparation du dommage environnemental. Mais la défense de la nature est aussi une question sociale. L’érosion de la biodiversité accroît la pauvreté et le creusement des inégalités accélère partout la disparition des espèces (lire ci-contre). Notre société pollen [7], où chacun fait son miel des connaissances des autres, doit nous permettre de survivre, même sur un monde polder…

Articles liés :

- "Etats-Unis et Brésil : les grands perdants de la biodiversité"

- Les petites histoires de la biodiversité

- A la pêche aux consom’acteurs

[1] Rapport 2006 de l’UICN

[2] Boris Worm et al., revue Science, 3 novembre 2006.

[3] Le Mécanisme international d’expertise scientifique sur la biodiversité (IMoSEB) tente de peser comme le fait le Giec.

[4] Durant ce procès, la Ligue pour la protection des oiseaux plaidait pour la reconnaissance « du vivant non commercial » pour le dédommagement du préjudice environnemental.

[5] The Use of Market Incentives to Preserve Biodiversity, Ecologic, juillet 2006.

[6] Biodiversity offsets. Views, experiences and the business case, IUCN, 2004.

[7] Merci à Yann Moulier-Boutang pour cette expression.

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  • La nature a besoin qu’on arrête de lui pomper l’eau dans son sous-sol pour agrandir les déserts et de cantonner le cycle de l’eau à circuler de plus en plus vite dans un espace restreint à force de contourner des poches de sécheresse qui grossissent.

    La nature a besoin d’êtres humains avec des cerveaux pour réfléchir correctement.

    Voir en ligne : http://perso.wanadoo.fr/biefs.dupilat/

    27.06 à 11h44 - Répondre - Alerter
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