Il arrive en retard. S’excuse d’un sourire fatigué : « J’ai 58 vies ! » Ouvre la porte d’une maisonnette du XVIIe arrondissement, son studio de travail blanc et impersonnel. Tire vers nous son modeste bureau de bois peint, sur lequel sont nés ses livres. S’assied, sérieux, presque sévère. Pas le temps de sortir un carnet, il embraye : « Je sors un nouveau livre intitulé Laissez-nous faire (Robert Laffont, avril 2015). C’est ce que les commerçants disaient déjà à Colbert (contrôleur général des finances sous Louis XIV, ndlr). » Il est chez lui, il prend les rênes. Le recadrer poliment ? Il s’agit de faire son portrait, pas sa promo. Mais, puisqu’il ne cesse d’exhorter ses semblables à « sortir du cadre », oublions le nôtre et laissons-le faire.
Alexandre Jardin ne nous aura au final que très peu parlé de lui. Il l’a déjà tant fait à travers ses écrits : l’amour qu’il porte à Pascal Jardin, son père croqueur de femmes mort trop jeune ; le dégoût que lui inspirent les agissements de Jean Jardin, son grand-père directeur du cabinet de Pierre Laval sous Vichy ; la fascination pour sa grand-mère, acharnée à jouir ; l’admiration pour de Gaulle, Sacha Guitry et Casanova. L’écrivain à succès est passé à autre chose. Maintenant qu’il a « lâché les peurs » en se débarrassant par la prose de son honteux héritage – Des gens très bien (Grasset, 2011) – ce père de cinq enfants peut dire, presque timidement : « Ça y est, je suis devenu moi. Et je me préfère à avant. » Bien sûr, il inventera toujours des histoires d’amour, « trop besoin ». Mais l’auteur entame un nouveau chapitre du roman de sa vie, qui va l’éloigner un temps – au moins jusqu’à la fin de l’année 2017 – de ce petit cocon protecteur où il reçoit. Alexandre Jardin renaît donc, à presque 50 ans, en homme politique. « Un homme du politique et non de la politique », tient-il à préciser. La politique, celle des partis, est « constituée par le marché de la promesse, complètement carbonisé ». Le politique, « c’est le marché de l’action. Nous n’allons rien promettre, nous allons faire et n’embarquer avec nous que ceux qui passent à l’acte ». Ce « nous » agissant désigne la tribu des « faizeux » qu’il a constituée autour de son « do tank » (l’inverse d’un think tank) : le mouvement Bleu Blanc Zèbre (BBZ), fondé après les élections européennes de 2014. « Quand on a su que le Front national (FN) allait arriver en tête, j’ai observé la réaction des partis républicains. Et j’ai compris, horrifié, que leur logiciel resterait intact. » Le temps était venu de remplir la promesse « d’agir pour la France » faite, à 15 ans, à son père mourant.
« Fabriquer un peuple providentiel »
A ce jour, une centaine de mouvements citoyens, d’entrepreneurs et d’associations ont déjà rejoint BBZ. « Mon rôle est de marier la carpe et le lapin, les compétences et les légitimités, explique-t-il. De faire se rencontrer le Medef (Mouvement des entreprises de France, syndicat patronal, ndlr), les écolos faizeux, la Ligue de l’enseignement… pour trouver comment, ensemble, sortir la France du guêpier. » On y trouve pêle-mêle Véronique Debue, adjointe au maire d’une commune du Vaucluse qui a lancé la première mutuelle collective ; des notaires qui se rendent chaque mois dans des quartiers populaires afin d’y proposer des conseils gratuits ; des entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire ; l’association Lire et faire lire, fondée par l’écrivain en 1999 et qui compte 15 000 bénévoles retraités, etc. « On est en train de fabriquer un peuple providentiel, un peuple d’adultes qui se prennent en main », s’emballe-t-il. On croit déceler un accent populiste ? L’amoureux du verbe trouve la parade : « Le populisme, c’est mentir dans ses promesses, c’est une aigreur, une vindicte. La troupe des zèbres, c’est l’altruisme et la joie de faire ensemble. »
« Alexandre a une capacité à emmener les gens mais il faut le canaliser », reconnaît Guillaume Bapst, son ami depuis trois ans, avec qui il a cofondé BBZ. Le directeur de l’Association nationale de développement des épiceries solidaires se souvient qu’« au début, Alexandre disait qu’on ne pouvait faire confiance à aucun élu. Or, dire cela, c’était prendre le risque de renforcer le FN, alors même que la lutte contre ce parti est le moteur de notre action. » Pour Jean-Paul Enthoven, son éditeur chez Grasset, son « très cher Alexandre » a un problème : « Il croit que l’accumulation de petits prodiges locaux peut changer le monde. En cela, le sens de la politique, qui part du général pour éventuellement s’illustrer dans le détail, lui échappe. J’espère qu’il se recentrera très vite sur les livres. »
« Alliances avec la société »
Ce n’est pas à son programme. L’écrivain préfère écouter les conseils de Guillaume Bapst qui « lui répète sans cesse qu’il est nécessaire de structurer BBZ ». Les membres doivent désormais démontrer l’utilité et la reproductibilité de leur action, intégrée dans des boîtes à outils thématiques (logement, accès à l’emploi, éducation, etc.) dans lesquelles les maires, « les seuls élus qui ont vraiment du pouvoir et qui sont proches des gens, à portée de baffe », sont invités à picorer. Dans l’optique de la présidentielle de 2017, BBZ va tâcher d’obtenir des partis républicains – « et donc pas du FN », précise Jardin – qu’ils signent des contrats de mission. Par ces « alliances avec la société », le futur chef de l’Etat s’engagera à « laisser faire les faizeux ». « L’objectif de BBZ est ainsi d’arracher 30 ou 40 sujets à la gestion des énarques », poursuit Alexandre Jardin. Une démarche à l’inverse de celle de Nicolas Hulot et son Pacte écologique lancé en 2006 : « Lui a dit ‘‘signez et faites-le’’, ce qui était une erreur tactique car ces gens sont incapables de faire. Nous, nous disons : ‘‘Signez et laissez-nous faire’’. » A défaut d’obtenir l’engagement des principaux partis, BBZ désignera son candidat à la présidence de la République, « moi ou un autre », précise le romancier. S’il se représente mal « dans la fonction de leader charismatique », Alexandre Jardin ne craint pas les coups. « J’ai commencé à publier à 21 ans. Je suis habitué aux moments de lynchage public. Ça blesse l’ego mais on n’en meurt pas », dit-il dans une cascade de rires. « Ce rire m’angoisse, admet Jean-Paul Enthoven. C’est un drap d’allégresse sur sa profonde gravité. Alexandre a quelque chose à expier : il veut réparer la France que son grand-père a abîmée. Cette songerie dévore toute son énergie. Il est drogué à l’espérance et à l’enthousiasme, deux drogues terribles, car il risque d’aller de déception en déception. » « Est-ce que j’ai le choix ? », balaie Alexandre Jardin. Et il se remet à rire.
Alexandre Jardin en dates
1965 Naissance à Paris
1980 Mort de son père, Pascal Jardin
1985 Publie Bille en tête, couronné du prix du Premier roman l’année suivante
2011 Publie Des gens très bien (Grasset)
2014 Cofonde le mouvement Bleu Blanc Zèbre
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