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65 millions de carnivores
dimanche, 31 janvier 2010
/ Matthieu Auzanneau / Chargé de la prospective et du lobbying au Shift Project, think tank de la transition carbone, et blogueur invité du Monde |
De l’éleveur au supermarché, un steak parcourt des milliers de kilomètres. Il carbure aux hectares de terres, aux tonnes de céréales, aux kilos d’engrais, aux litres de pesticides et d’eau. Chaque Français mange, en moyenne, 100 kg de viande par an. Enquête sur un gouffre environnemental à la sauce au poivre.
Connaissez-vous le poids environnemental d’une entrecôte de 150 g, disons saignante et baignant dans sa sauce au poivre ? Pour le savoir, remontons la chaîne. Ou plutôt, imaginons un robot mixeur géant. Et bourrons-le des différents postes de fabrication depuis l’éleveur jusqu’à notre assiette. Avertissement : la liste de tous ces ingrédients est indigeste. Voyez plutôt : engrais, pesticides, culture des aliments qui vont nourrir le bétail, élevage, transport des animaux, abattoir, emballage, re-transport, stockage du produit au supermarché, conservation puis cuisson. Oups, n’oublions pas le poste tri, puis recyclage de l’emballage. Actionnons le mixeur et observons à présent le bilan. Votre repas de ce soir, uniquement pour la partie entrecôté désormais bien tiède, a rejeté dans l’atmosphère 3 kg équivalent CO2. La même chose que si vous rouliez 20 km, seul au volant.
Elever du bétail et faire pousser sa nourriture : il s’agit de l’activité humaine la plus consommatrice d’espace sur Terre puisqu’elle monopolise 30 % des terres émergées, selon l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO). Cela représente 70 % du total de la surface agricole. Et quand il n’y a plus assez de prairies naturelles, il faut en « fabriquer ». L’élevage est ainsi le principal responsable de la déforestation, toujours d’après la FAO. En Amazonie et dans le reste de l’Amérique latine, plus de 70 % des terres autrefois boisées sont désormais consacrées aux pâturages. Le reste est en bonne partie occupé par du soja OGM… qui sert à nourrir les bêtes.
Arrêtons la viande. Pourquoi pas ? Mais troquer le tournedos pour une belle assiette de légumes reviendrait à cultiver beaucoup plus de céréales, de légumes et de fruits, non ? Eh bien non. La viande est de l’énergie végétale transformée par les animaux. Or, le rendement de cette transformation est très médiocre. Il faut 11 calories végétales pour produire une calorie sous forme de viande de bœuf ou de mouton, 8 calories végétales pour produire une calorie de lait, 4 pour une calorie de porc, de poulet ou d’œuf.
Résumons : plus on se nourrit directement de calories végétales, moins on a besoin de terres agricoles et plus on allège la pression sur l’environnement. « Court-circuiter l’animal pour nourrir l’homme permet d’épargner les ressources alimentaires », écrit le docteur Jean-Michel Lecerf, nutritionniste à l’Institut Pasteur. René Dumont, le père de l’écologie en France, jugeait que la consommation de viande était un « cannibalisme indirect ». Selon Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, environ 1,45 milliard de tonnes de céréales seront utilisées chaque année pour l’alimentation animale d’ici à 2050. Alors qu’elles permettront de satisfaire directement les besoins en calories de 4,5 milliards de personnes .
Une autre question fait débat. La transformation d’une partie des pâturages en terres cultivées réduirait-elle les émissions de gaz à effet de serre ? Peut-être pas. L’herbe et les sols des prairies séquestrent du CO2, alors que les terres labourées ont, elles, au contraire, tendance à relâcher gaz carbonique et oxyde nitreux dans l’atmosphère. Toutefois, comme on l’a vu, si les hommes se nourrissaient directement de végétaux, ils auraient besoin de cultiver moins de terre. Entre 2 et 5 fois moins selon les études. Les terres agricoles devenues inutiles pourraient repartir en friche (forêt, bush, etc.), et donc redevenir des puits de carbone efficaces. Moins de viande = moins de gaz à effet de serre ? C’est – presque – certain, mais ne nous cassons pas la tête. La question reste théorique, puisque l’humanité ne diminue pas, mais augmente sa consommation de viande.
Et si le confinement est problématique, ce n’est pas seulement au nom du respect du bien-être des animaux. Les Bretons en savent quelque chose. Le lisier des 8,3 millions de porcs élevés dans la région pollue les nappes phréatiques et le cours des rivières. Malgré des centaines de millions d’euros d’argent public investis depuis plus de vingt ans, la concentration de nitrates dans les eaux de Bretagne ne baisse pas. Aujourd’hui, 19 nappes souterraines sur 50 dépassent toujours le seuil légal. Mais il y a également les risques d’épidémies. De nombreux rapports sanitaires s’inquiètent du lien entre élevage en batterie et augmentation de la fréquence des épizooties, telles que la grippe aviaire ou la grippe porcine. Des experts membres des Instituts américains de la santé écrivent ainsi : « Parce que les élevages fortement concentrés ont tendance à rassembler d’importants groupes d’animaux sur une surface réduite, ils facilitent la transmission et le mélange des virus. »
Une idée pour conclure. Laissez l’entrecôte pour un autre jour, et préférez-lui un gratin de courgettes cajolé avec des noix de muscade, un bouquet d’échalotes et d’oignons saisi dans l’huile d’olives, le tout relevé d’un parmesan 4 ans d’âge. La recette vaut le détour. Foi de journaliste. —
Photo : Stéphane Lavoué/M.Y.O.P
Bidoche, Fabrice Nicolino (LLL, 2009)
Nourrir la planète, Michel Griffon (Odile Jacob, 2006)
L’Empire de la honte, Jean Ziegler (Fayard, 2005)
We feed the world, le marché de la faim (documentaire d’Erwin Wagenhofer, 2005)