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1/2 Relocaliser : l’arme anti-crises ?
dimanche, 27 décembre 2009 / Simon Barthélémy

Obama, Sarkozy, Attac, habitants des Transition Towns, même combat. Chacun appelle aujourd’hui les entreprises à revenir au bercail. Si certains surfent sur le patriotisme économique, d’autres imaginent une nouvelle économie décarbonée et proche des consommateurs. Serait-on à l’aube d’une « démondialisation » ?

1/ Relocaliser : une solution à la crise économique ?

20 mars 2009. Au lendemain de manifestations monstres partout en France, le gouvernement annonce la relocalisation d’une partie de la fabrication de la Clio à Flins (Yvelines). Les charrettes de licenciés du secteur automobile – les Conti’, Molex… – font carburer le mouvement. Coup double : Renault, dont l’usine slovène qui conçoit la Clio est saturée, décide d’assurer la survie du site français en créant 400 emplois. L’Etat, actionnaire minoritaire de Renault, prouve qu’il agit contre la crise et justifie les milliards d’euros d’aides versées aux constructeurs à travers notamment la prime à la casse. Le patriotisme économique est de retour. D’après un sondage d’OTO Research en février 2009, deux tiers des Français préfèrent les marques hexagonales, d’abord pour défendre l’emploi. Deux tiers peuvent boycotter les entreprises françaises qui délocalisent. Et 40 % sont même prêts à payer plus cher pour acheter français.

Prometteur ? Nicolas Sarkozy a en tous cas demandé à son ancien ministre Yves Jégo d’imaginer une « marque France ». Côté entreprises, les campagnes de promotion fleurissent : le syndicat national Lunettes de France fait vibrer le chaland sur ses affiches : « Regardez bien, dans ces lunettes, il y a des emplois, une région et même toute la France. » Depuis qu’elle a relocalisé dans le Jura une partie de sa production de lunettes, Atol fignole son image d’entreprise sociale – et pas seulement avec les chemises à fleurs d’Antoine. La coopérative d’opticiens a créé un club, le Cedre (Comité des entrepreneurs pour un développement responsable de l’économie) pour informer les sociétés déracinées des joies du retour au bercail.

Ce que nombre d’entre elles ont déjà fait. 10 % des entreprises délocalisées décideraient de faire demi-tour. En Allemagne, où une enquête exhaustive a été réalisée, cette proportion atteint 20%, selon l’économiste Olivier Bouba-Olga, spécialiste de l’analyse du développement économique local. « Dans le débat public, on considère souvent que tout ce qui compte, c’est le coût du travail, estime ce spécialiste. Or, les entreprises ont du mal à anticiper les coûts cachés des délocalisations vers les pays low cost, comme la facturation et les délais de transports ou les problèmes de management à distance. » « Décathlon a, par exemple, décidé d’implanter son usine de cycles à Lille, car elle veut être proche de ses marchés pour mieux réagir à l’évolution de la demande, raconte Dominique Estampe, directeur de l’Institut supérieur de logistique industrielle à l’école de management BEM de Bordeaux. Et puis le stockage, pendant des semaines dans des conteneurs, de vélos valant plus de 300 euros pièce, représentait 15 % de ses coûts. On peut donc être 10 % à 20 % meilleur marché en France qu’en Chine. » Cocorico !

Coquettes augmentations

De plus, le coût de la main-d’œuvre dans les pays émergents rattrape lentement mais sûrement les standards occidentaux. En Roumanie, la grève des ouvriers de Dacia, filiale de Renault, a permis de coquettes augmentations. « Malgré la répression des mouvements sociaux, le niveau de vie augmente aussi en Chine, note François Gagnaire, directeur du cabinet Aides d’Etat Conseil. Les conditions d’échange vont donc progressivement se rééquilibrer avec ce pays. » Pour que les firmes nomades se sédentarisent dans l’oasis hexagonal, Bercy évoque l’idée d’une « prime à la relocalisation » (lire ci-contre). « L’industrie lourde, comme la sidérurgie ou la mécanique, et les biens d’équipement pourraient en bénéficier. Ce sont des secteurs de produits lourds où les coûts de transport sont élevés, et qui vont encore augmenter avec la problématique carbone », répond El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine (1). Mais il n’y a pas de miracle à attendre d’une prime, prévient-il. D’autant moins que l’impact des délocalisations est relativement limité : elles représentent moins de 3 % de la production française et 7 % des emplois détruits, essentiellement dans les secteurs du textile ou de l’électronique.

2/ Relocaliser : une économie d’énergie et de CO2 ?

Qui sait qu’un yaourt aux fraises allemand parcourt plus de 9 000 km avant d’arriver sur votre table, et qu’un jean fabriqué en Inde frise les 30 000 bornes au compteur ? Et qui sait que la moitié des échanges mondiaux concernent des biens similaires – la France exporte, par exemple, autant de lait vers la Grande-Bretagne qu’elle n’en importe de ce pays, selon la géographe Saskia Sassen. Absurde ? Pas dans des économies dérégulées. Le dumping et les bas prix du pétrole permettent de « scinder la chaîne productive en autant de maillons que nécessaire pour les situer, au cas par cas, en des lieux choisis afin de minimiser les charges sociales, fiscales ou environnementales », analyse Geneviève Azam, économiste et membre du conseil scientifique d’Attac. Elle souligne que les méthodes modernes de gestion – « zéro stock », « flux tendu », « juste à temps » – démultiplient les transports. La consommation de pétrole sur les routes a ainsi été multipliée par 2,6 dans le monde entre 1971 et 2005, dont le tiers pour transporter des marchandises.

L’épuisement des ressources de pétrole et l’augmentation de son prix ainsi que la lutte contre le changement climatique rendent improbable la poursuite de ce scénario. Si l’on veut diviser par 4 nos émissions de gaz à effet de serre en 2050, comme s’y est engagée la France, « il faut réduire la mobilité elle-même », indique un rapport du Conseil d’analyse stratégique (2). Une seule solution, la relocalisation. « Elle va s’imposer d’ici vingt ans, sauf découverte scientifique fabuleuse permettant de faire voler des avions sans pétrole », affirme Henri Sterdyniak, directeur du département « économie de la mondialisation » à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). « Si l’on se met à taxer le carbone à la hauteur des enjeux, soit jusqu’à 100 euros la tonne en 2030, des relocalisations d’activités sont très vraisemblables, ajoute Frédéric Ghersi, chargé de recherche au CNRS. En utilisant partiellement l’argent pour baisser les cotisations sociales, comme le font les Suisses, on pourrait en outre réduire les prix de fabrication de la moitié des objets produits en France. » Mais ce n’est pas l’option retenue par Nicolas Sarkozy, regrette-t-il.

Mais la taxation carbone ne pourrait-elle pas faire décamper les entreprises ? Le spectre des délocalisations est agité : les cimentiers ont averti que la production pourrait être totalement réalisée hors de l’Union européenne s’ils sont soumis en 2013 aux quotas payants d’émissions – qui concernent les industries les plus polluantes. L’OCDE estime toutefois que seulement 2 % à 12 % de ses réductions d’émissions seront compensées par des « fuites de carbone ». Pour empêcher cela, la France souhaite implanter une taxe carbone aux frontières, dans le cas où l’Europe serait la seule à mener une politique climatique. Plus précisément, explique la sénatrice UMP Fabienne Keller, un « mécanisme d’inclusion carbone » aux frontières : « On ne peut pas taxer aux frontières françaises. Mais on peut exiger des entreprises qui importent de l’acier qu’elles délivrent les mêmes certificats de droit d’émission demandés aux sidérurgistes européens. Ce serait d’autant plus logique que ce sont souvent les mêmes entreprises : Mittal est implanté en Lorraine et en Inde, Lafarge produit dans le monde entier. » L’Organisation mondiale du commerce (OMC) approuve au nom de l’égalité de traitement entre entreprises. Mais Frédéric Ghersi du CNRS craint qu’une telle taxe aux frontières bloque toute possibilité d’accord international sur le climat incluant les pays émergents. Martine Aubry préfère pour sa part « une taxe qui permettrait d’intégrer dans le prix des produits le nombre de kilomètres parcourus ». Pour la patronne du Parti socialiste, cela permettrait de « favoriser la relocalisation des activités » et de « réduire les transports internationaux ».

3/ Relocaliser : la garantie d’une souveraineté énergétique ?

« Notre village ne fait plus partie du problème. Si la lutte contre le réchauffement climatique capote, nous n’y serons pour rien. » Horst Stapp est maire de Rai-Breitenbach. Citée par le site Novethic (3), cette commune de 900 habitants, au sud de Francfort, est en effet autosuffisante en énergie renouvelable : elle produit électricité et chauffage à partir de copeaux de bois issus de ses forêts. Non seulement le kilowattheure est deux fois moins cher que la moyenne nationale, affirme Novethic, mais la coopérative qui produit l’énergie fait des bénéfices, réinjectés dans l’artisanat local. En Allemagne, 23 villages – les « Bioenergiedörfer » – sont totalement autonomes. Vice-présidente de Franche-Comté, Antoinette Gillet aimerait bien imiter ses voisins germains. « Nous avons fait le choix du bois-énergie, mais l’Etat décide pour nous : il va créer trois centrales au bois qui risquent de désorganiser l’alimentation des chaufferies locales. Et nous n’avons aucun mot à dire sur l’utilisation des ressources… » Or, l’élue Verte souligne que l’Etat français n’est pas très bien placé pour donner des leçons : en octobre 2009, pour la première fois depuis vingt-sept ans, « le pays le plus équipé au monde en réacteurs nucléaires a importé plus d’électricité qu’il n’en a produit ». Les trois quarts des régions européennes développent les énergies renouvelables selon leurs atouts locaux – éolien en Picardie, solaire en Languedoc… « Le but recherché est d’abord de créer des emplois et de réduire les émissions de CO2, mais la relocalisation de l’économie sera sans doute la prochaine étape lors de l’élaboration des Plans Climat », estime Bruno Rebelle, consultant et ex-directeur de Greenpeace France.

Fermeture des parkings

Plus catastrophistes, les Transition Towns préparent les villes la flambée des prix du pétrole. Car le « Pic de Hubbert » est proche. Or, selon cette célèbre courbe en cloche, la production d’or noir devrait chuter brutalement après avoir atteint son sommet. Le réseau est implanté dans 200 villes de Grande-Bretagne – dont il est originaire –, des Etats-Unis et de Nouvelle-Zélande. Il compte également un groupe en France, à Trièves en Isère, et une quinzaine de militants dans les cellules les plus actives. « Ils sont engagés dans une course contre la montre. Ils estiment qu’il faut créer un état d’esprit, la résilience, qui pourra se diffuser en période de crise. Ils forment les jeunes à cultiver un potager et concoctent des “ plans de descente énergétique ”, prévoyant par exemple la fermeture des parkings », détaille Luc Semal, doctorant en sociologie de l’environnement. Jérémy Rifkin, essayiste américain, pronostique lui une « troisième révolution industrielle » : l’hydrogène permettra de stocker sous forme gazeuse l’énergie renouvelable produite par chaque foyer et de la redistribuer via des réseaux intelligents. Autarcique dans les Transition Towns, « glocal » chez Rifkin, ces deux scénarios envisagent en tous cas la production décentralisée de l’énergie.

(1) El Mouhoub Mouhoud, « Mondialisation et délocalisation des entreprises », collection Repères, La Découverte, 2008.

(2) Caroline Daude et Michel Savy, « Le transport routier de marchandises et les gaz à effet de serre », rapport au Conseil d’analyse stratégiques, décembre 2007.

(3) Parution du 24 novembre 2009.


UNE NECESSITE AU SUD AUSSI

La relocalisation n’est pas seulement une lubie de pays riches vidés de leur industrie. C’est aussi une question de survie pour les peuples du Sud. « Au Sénégal, de la poudre de lait arrive grâce aux subventions à l’exportation de l’Union européenne, ce qui crée une concurrence déloyale vis-à-vis des producteurs de lait locaux et désorganise les filières, explique, par exemple, Bénédicte Hermelin, directrice du Gret, une association de coopération internationale. Il faut donc donner le droit aux pays du Sud de protéger leurs agriculteurs. » Ainsi, la Guinée n’ouvre ses frontières aux importations de pommes de terre que lorsque sa production intérieure est insuffisante. Le Philippin Walden Bello, professeur de sociologie et analyste de l’ONG Focus on the Global South, est sur la même ligne. Il propose de « démondialiser » l’économie : « Le centre de gravité de l’économie doit être la production destinée au marché intérieur et non à l’exportation. » Pour ce faire, « les institutions mondiales centralisées (FMI, Banque mondiale) doivent céder la place à des institutions régionales bâties […] sur des principes de coopération », comme l’Alternative bolivarienne pour les Amériques d’Hugo Chavez. Walden Bello cite Keynes : « Les idées, la connaissance, l’art, l’hospitalité, les voyages : ce sont là des choses qui par nature, doivent être internationales. Mais produisons les marchandises chez nous chaque fois que c’est raisonnablement et pratiquement possible : et surtout, faisons en sorte que la finance soit, en priorité, nationale. »

Photo : Jeromine Derigny - Argos