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Ils mettent un coup de pied dans nos habitudes culturelles
lundi, 29 février 2016 / Camille Chandès

Quand on sait, comme le rappelle le sociologue et anthropologue Jean-Pierre Poulain dans son ouvrage Manger aujourd’hui (Privat, 2008), que l’homme mange 75 000 à 100 000 fois dans sa vie et y consacre treize à dix-sept années de vie éveillée, l’alimentation est une activité sociale à ne pas prendre à la légère. Ainsi, outre le goût pour la viande et le poisson, une des raisons évoquées pour ne pas devenir végétarien est bien la crainte de souffrir sur le plan social.

Au pays de l’élevage et de la gastronomie, les végétariens mettent un coup de pied dans les habitudes culturelles. Le repas gastronomique français, inscrit en 2010 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, est d’ailleurs décrit comme « commençant par un apéritif et se terminant par un digestif, avec entre les deux au moins quatre plats, à savoir une entrée, du poisson et/ou de la viande avec des légumes, du fromage et un dessert. Il resserre le cercle familial et amical et, plus généralement, renforce les liens sociaux ». « En France, le repas a une dimension communielle. La commensalité (le fait de manger ensemble, ndlr) est un rituel qui implique que l’hôte, à travers sa cuisine, en donnant à manger, offre en quelque sorte quelque chose de lui-même de façon quasi eucharistique », écrit le sociologue spécialiste des comportements alimentaires Claude Fischler, dans l’ouvrage collectif Les alimentations particulières, mangerons-nous encore ensemble demain ? (Odile Jacob, 2013).

« Pression sociale »

Dans ce contexte, refuser un aliment offert reviendrait à refuser la relation et donc à susciter la méfiance ! « Il semble que l’on compte en France beaucoup moins de végétariens déclarés qu’en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis. C’est peut-être justement que, dans cette France commensaliste et communielle, manifester un particularisme alimentaire revient à affronter une pression sociale, à se distinguer négativement, à assumer de “faire le difficile” et en supporter les conséquences », analyse le sociologue. Par ailleurs, la viande reste porteuse de symboles puissants. « La répression symbolique des végétariens est à la hauteur de leur méfiance pour la viande. Elle reste un produit prisé à forte valeur symbolique économique et sociale », analyse le sociologue Arouna Ouédraogo. Dans l’imaginaire, elle demeure en effet associée à la force vitale, à la richesse et au pouvoir, ayant longtemps été, dans les campagnes françaises, l’apanage des classes les plus aisées tandis que les plus pauvres devaient se contenter de produits végétaux (pommes de terre et légumes).

En ce XXIe siècle, la tendance pourrait pourtant s’inverser. « L’adoption de pratiques végétariennes par des groupes qui ne sont pas à la marge socialement fait changer la perception globale collective », poursuit Arouna Ouédraogo, qui a réalisé une étude, publiée en 2005, sur les profils des végétariens fréquentant un magasin bio de la région parisienne. Ses conclusions : les catégories sociales supérieures (cadres, professions intermédiaires et employés) sont surreprésentées à l’inverse des artisans-commerçants et des ouvriers. —