https://www.terraeco.net/spip.php?article64275
Pourquoi les coûts des projets nucléaires gonflent-ils autant ?
vendredi, 29 janvier 2016 / Karine Le Loët /

Rédactrice en chef à « Terra eco ».

Multiplié par dix pour SuperPhénix, par trois pour Flamanville, par deux pour Cigéo. Les gros projets nucléaires ont pour vilaine habitude de faire s’envoler leur facture. Est-il possible de prévoir au départ ce que coûteront ces chantiers ? Cas d’école avec Cigéo.

25 milliards. Ce 17 janvier, l’arrêté publié au journal officiel est formel. Le Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) qui doit voir le jour à Bure (Meuse) ne coûtera pas 21, ni 28 mais 25 milliards d’euros. Bien. Mais d’où vient donc ce chiffre dégainé par Ségolène Royal ? De nulle part, pour les associations opposées à l’idée du projet qui dénoncent un « coût/coup » politique. Il est surtout le fruit d’une longue histoire, faite d’attaques et de compromis. Car, depuis que l’idée d’aller enterrer nos déchets nucléaires a fait bûcher quelques ingénieurs et séduit nos dirigeants, des chiffres, il y en a eu… des tas. Tant, et de nature si différente, qu’ils donneraient des ulcères à un comptable scrupuleux.

A la naissance d’un projet, il y a, crucial, ce moment où le premier chiffre tombe sur la table. C’est le sésame qui fera bouillir la marmite en cuisine ou poussera le client vers une autre crémerie. Le premier chiffre, pour Bure, est une fourchette… large. Après quelques tâtonnements à la fin des années 1990 (voir ici), l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) dégaine, en 2003, trois scénarios – selon la nature et donc le volume de déchets concernés – et une facture du simple au triple : de 15,9 milliards à 55 milliards (en euros 2002). Les opérateurs – EDF, Areva et le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives – s’agitent. Car la règle du pollueur-payeur est claire : puisque c’est eux qui produisent des déchets, c’est eux qui devront régler la facture… Pour calmer leurs angoisses, un groupe de travail se réunit et sort, en 2005, de son chapeau, une nouvelle fourchette aux dents resserrées : « Le groupe de travail a abouti à une ‘fourchette raisonnable d’évaluation du coût d’un stockage’ de 13,5 - 16,5 milliards » (en euros 2002), précise un rapport de la Cour des comptes. De cette fourchette, les producteurs retiendront un coût de référence, presque à mi-chemin : ce sera 14,1 milliards d’euros. Ce chiffre, restera LA référence des années durant. C’est sur sa base que sera notamment établi le montant des provisions, soit le matelas de réserve qui doit impérativement être mis de côté par les opérateurs (voir encadré).

L’Andra ne lâche pas la calculette

Sauf que l’Andra n’a pas dit son dernier mot. Dans son coin, elle continue de taper sur sa calculette et parvient, en 2009, à la somme de 35,9 milliards d’euros qui fuite dans la presse. S’il a gonflé en quatre ans, c’est que le chiffre inclut désormais un volume de déchets plus important, un temps d’exploitation plus long et surtout des exigences de sûreté plus grandes. Mieux, conformément à ce qu’avait réclamé l’Etat dans sa loi du 28 juin 2006 (voir article 3, il intègre un bien beau concept : la réversibilité. En clair, la possibilité qu’en cas d’accidents ou de menaces d’accidents, on puisse retirer les fûts stockés. Une option qui exige de nouveaux aménagements fort coûteux. 35,9 milliards, le juste prix ? L’Autorité de sûreté nucléaire, en tout cas, applaudit : la sécurité du projet est bel et bien assurée.

On aurait pu s’en tenir là. C’eût été oublier les producteurs. Car à mesure que le prix final grimpe, le bas de laine qu’ils doivent immobiliser s’arrondit dangereusement : de 4 milliards pour EDF, de 700 millions pour le CEA, de 500 pour Areva. Pas vraiment le moment, alors que les difficultés économiques se précisent pour la filière nucléaire. Alors, quand le chiffre apparaît dans la presse, les producteurs attaquent – en coulisses et en public – l’Andra, la taxant d’incompétence. Dans une audition réalisée en 2010 par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) (voir P. 332), le rapporteur Christian Bataille note d’ailleurs « les effets délètères (…) des déclarations médiatiques de certains producteurs apparemment disposés à sacrifier l’intérêt général sur l’autel des intérêts de leur entreprise ».

Bure version discount

Les producteurs s’entêtent. Bure ? Ils vous le feront pour 14,4 milliards ! Soit encore moins que le prix avancé en 2005 gonflé de l’inflation. Comment parviennent-ils à un tel tour de passe passe ? « L’Andra chiffre un creusement par attaque ponctuelle qu’elle a testé en labo, une technique qui permet d’augmenter la perméabilité de l’argile ce qui facilite le transit des radionucléides. Les producteurs tablent sur un tunnelier simple, comme dans le tunnel sous la Manche. Le souci c’est que ça crée des déformations, décrypte Romain Virrion, directeur de l’association Mirabel Lorraine Nature Environnement opposée au projet. La différence entre les deux chiffrages se joue sur la sûreté. » Est-elle néanmoins suffisante dans le scénario des opérateurs ? Impossible de vérifier. « Ce projet (des producteurs, ndlr) n’a pas été soumis à l’ASN ni validé par elle », précise un rapport de la Cour des Comptes publié en 2012.

A l’heure d’organiser le débat public, tout le monde est bien embêté. « Il y avait trop de différence entre les deux chiffrages, l’Etat n’avait pas la capacité de trancher », estime Romain Virrion. Que se passe-t-il alors ? « La Commission nationale du débat public a considéré que le dossier n’était pas complet mais elle a quand même validé le débat », poursuit-il. A l’automne 2015, des associations engagent un recours au tribunal administratif de Paris contre les conclusions « illégitimes » de ce débat.

La guerre des devis

La guerre des devis continue quelques temps. En janvier 2016, voilà que le ministère se retrouve avec un écart moins grand mais toujours insoluble : 32,7 milliards d’euros pour l’Andra 20 milliards pour les producteurs. « Chacun se retourne vers la ministre de l’Ecologie qui doit décider. Mais quelle compétence a-t-elle pour trancher ? », s’interroge Maryse Arditi, référente nucléaire pour France Nature Environnement. Ce sera 25 milliards. « Ce chiffre est fait pour donner l’impression qu’on a trouvé le juste milieu entre deux extrêmes : l’inquiétude sur la sûreté nucléaire et les problèmes économiques des exploitants, poursuit Maryse Arditi La ministre a regardé la situation actuelle du nucléaire : Areva qui est dans le rouge avec un déficit de 5 milliards, EDF qui n’arrive pas à se dépatouiller de l’EPR. 25 milliards ? C’est un chiffre qui n’a aucun sens. Comment d’ailleurs peut-on donner un coût à un truc qui va s’étaler sur 100 ans. L’économie n’est pas faite pour de tels délais. »

« Si le coût de Cigéo explose, c’est parce que c’est complètement nouveau avec des risques qui tiennent au projet lui même », abonde Benjamin Dessus, économiste et ingénieur, président de Global Chance. Pas question en effet de prendre exemple ailleurs : aucun des chantiers de stockage profond – en Allemagne, en Belgique, en Finlande – n’a encore abouti. Un autre, aux Etats Unis a même été abandonné. Mais le coût exponentiel de Cigéo n’est pas sans rappeler celui d’autres éléphants blancs : SuperPhénix, hier, dont la facture pour la construction a été multiplié par 10, l’EPR de Flamanville aujourd’hui dont le coût a plus que triplé. « C’est vrai que l’augmentation des coûts est inhérent aux projets nucléaires parce qu’ils comportent des risques. Quand les gens commencent à prendre conscience du danger, ça fait augmenter les coefficients », explique Benjamin Dessus. Qui poursuit : « Le nucléaire, ce sont des projets de plus en plus gros et complexes. Les ingénieurs n’arrivent plus à gérer cette complexité qui est diluée entre un grand nombre de gens. C’est pour ça que le prix augmente à toute allure. » La facture de 25 milliards d’euros ne sera pas la dernière.



Taux d’actualisation, un outil défaillant

Au départ, le principe est louable. Il s’agit de ne pas faire peser sur les épaules des générations futures le prix de l’enfouissement de nos déchets et donc de prévoir d’ores et déjà de quoi régler la facture. Dans cette optique, les opérateurs – EDF en tête – font des provisions qu’ils placent en bourse sous forme d’action. Grâce à la magie du taux d’actualisation – qui prend en compte l’inflation, la hausse de la valeur des actions – ces sommes aujourd’hui mises de côté devraient suffire à payer la note demain. Sauf qu’il y a plusieurs os. Le premier, c’est que les opérateurs misent sur un vent arrière : ils ont fixé leur taux d’actualisation à 5% (ou 3% net d’inflation) sur les 150 ans que devra durer le projet. «  Le taux d’actualisation est un outil qu’on utilise pour des grands projets comme le viaduc de Millau, le tunnel sur la Manche. Des travaux de 20 ou 30 ans. Mais surplus de 100 ans, ça ne s’est jamais fait. Il faut que la rentabilité soit permanente ! » D’ores et déjà, ce taux apparaît très optimiste au regard des performances des entreprises ces dernières années. Un taux aussi trop optimiste au regard de la loi : « Il y a des plafonds (aujourd’hui à 4,31%) aux taux d’actualisation que les opérateurs ne respectent plus depuis leurs difficultés grâce à une dérogation », souligne Romain Virrion. « C’est un système de calcul biaisé, poursuit-il. Si on regarde la capacité de financement des opérateurs aujourd’hui, on voit qu’ils ne sont pas en capacité de générer des déchets. Si on reconnaît ça, alors Bure n’apparaît plus comme une solution de référence car ce n’est pas une solution qui permet aux générations futures de gérer nos déchets. »