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Les esclaves du coton
jeudi, 27 septembre 2007 / Christophe Belperron /

(au Tajikistan)

La production du coton en Asie Centrale est une mine d’or pour les dirigeants, mais un fléau pour la population qui est enrôlée de force pour sa production. C’est aussi l’histoire d’une catastrophe écologique annoncée.

Le coton est une des premières sources de richesse en Asie Centrale. L’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Tajikistan produisaient 6,5% de la production mondiale en 2004-2005. La récolte s’étale d’août à novembre selon les régions, et est l’occasion d’une véritable mobilisation collective, sur le glorieux modèle soviétique. Simplement, si la machine à mobiliser en masse ouvriers, écoliers, étudiants et autres fonctionnaires, tourne toujours à plein régime, les revenus ne sont plus centralisés à Moscou pour le financement des grands travaux de façonnement du Nouvel Homme Communiste. Ils enrichissent aujourd’hui une petite élite dirigeante et corrompue qui n’a que faire de l’avenir de ses concitoyens. De la fête populaire et un peu forcée des masses de jadis ne restent que des vestiges inutiles. Quelques statues de travailleurs brandissants leur faucille finissent de s’étioler à l’entrée des champs de cotons, tandis que des centaines de femmes et d’enfants, le dos courbé sous le labeur, sous 40 degrés, travailleront pour presque rien, juste le droits de ramasser les tiges et résidus de la récolte qui serviront de combustible pour l’hiver. Les exploitants, eux, toucheront environ 60 euros la tonne, mais devront s’endetter pour acheter engrais et fertilisants et verront leurs maigres bénéfices repartir dans les taxes gouvernementales. Au sommet de la pyramide, on trouve des compagnies d’Etat, celles-là même qui vendent leurs engrais et leurs fertilisants à crédit aux exploitants contre une production sous quotas. Ces entreprises sont gérées par des dirigeants issus du clan présidentiel, qui gère leur monopole en revendant pour 200 ou 300 euros la tonne aux grandes compagnies internationales (192 millions de dollars vendus en 2003 au Tajikistan) comme Paul Reinhart ou le Crédit Suisse qui gère ce lucratif marché mondial.

Sanctions et expulsions

Au monopole s’ajoute le pouvoir d’imposer les quotas et de les faire respecter, puisque autorités et polices locales, à la solde du pouvoir, sont sommées de veiller au maintien de la production, tandis que les écoles ont ordre d’envoyer de septembre à novembre les enfants dans les champs. Au travail forcé des jeunes s’ajoutent les sanctions, les réprimandes, voire les expulsions de l’école en cas de refus. Les administrations sont mobilisées en permanence pour organiser le déplacement des ouvriers, faire respecter les quotas, et j’ai personnellement vu annuler plusieurs réunions de travail en raison du départ précipité de tel ou tel fonctionnaire sur le terrain car les quotas n’étaient pas remplis.

Cette mobilisation de masse provoque l’émigration massive des jeunes vers la capitale ou en Russie. A Kulyab, site majeur d’exploitation du coton, 30% des jeunes hommes ont quitté la région. Les agriculteurs, quant à eux, n’ont que les plus mauvaises terres pour la production des denrées alimentaires. La malnutrition est telle que l’Union européenne y déploie des programmes de sécurité alimentaire, permettant ainsi paradoxalement à l’Etat et ses dirigeants de continuer à pressuriser sa population pour leur enrichissement personnel.

Terres rendues infertiles

Cette politique est enfin dévastatrice au niveau environnemental. Le coton ayant besoin de quantité énorme d’eau, de gigantesques travaux d’irrigation construits sous l’ère soviétique ont fini par réduire la mer d’Aral de plus de la moitié de sa superficie en moins de quarante ans, provoquant l’une des catastrophes environnementales majeures de notre siècle (mais assez peu connue). Localement, l’absence d’assolement et de rotation des cultures appauvrit la terre jusqu’à la rendre presque infertile, provoquant la réduction de la production du coton, la hausse de la répression sur les populations, l’aggravation des problèmes alimentaires.

Sortir de ce système nécessite des reformes majeures dans la région. Freiner la corruption, privatiser les terres, rendre libre le choix de sa production agricole… Bref, mettre en œuvre des lois qui doivent être votées par ceux la même qui aujourd’hui s’enrichissent monstrueusement grâce au système en place. Mais le Président venant d’être réélu avec 80% des voix d’un peuple si habitué à l’autoritarisme et la corruption, rien ne semble promettre de prochains changements. Certains appellent cela la transition vers une économie de marché…

Un passionnant rapport (en anglais) d’International Crisis Group, intitulé "The curse of cotton, central Asia’s destrcutuve monoculture" (Asia Report °93, 28 february 2005)