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Climat : Quand la justice prend le relais des Etats
mercredi, 25 novembre 2015 / Karine Le Loët /

Rédactrice en chef à « Terra eco ».

Des procès contre des Etats, une tentative d’inscrire l’écocide parmi les crimes punissables par la Cour pénale internationale, des tribunaux populaires… Puisque les gouvernements n’agissent pas assez vite, la justice sera appelée à la rescousse dans la lutte contre le changement climatique.

Dans le sillage de la victoire remportée par Urgenda et 886 co-plaignants contre l’Etat néerlandais (1) pour le contraindre à réduire ses émissions de gaz à effet de serre, des groupes de travail planchent aux quatre coins de la planète. Leur objectif ? Utiliser la justice comme arme dans la lutte contre le climat. Valérie Cabanes, juriste spécialisée en droit international, réfléchit à deux niveaux. Au sein du collectif « Notre Affaire à tous », elle étudie les moyens d’attaquer l’Etat français pour relever ses ambitions. Au cœur du mouvement « End Ecocide on Earth », elle œuvre pour faire reconnaître l’écocide par la Cour pénale internationale, au même titre que le génocide ou le crime contre l’humanité.

Terra eco : Vous faites partie de « Notre affaire à tous », un collectif qui réfléchit à mener une action judiciaire contre l’État français. De quoi s’agit-il ?

La problématique judiciaire en France se pose à deux niveaux. Les class actions (actions de groupes, ndlr) n’existent que depuis 2014 et elles ne concernent que les plaintes liées à la consommation. Ce n’est donc pas sûr que l’on puisse agir sous cette forme-là. S’il s’agissait de consommateurs désireux d’agir contre Volkswagen d’accord. Mais vis-à-vis de l’Etat c’est plus difficile. Il faut se demander ce que l’on reproche à l’Etat en tant que consommateur et non en tant que citoyen. Ça demande réflexion. Si on dépose une plainte au civil – c’est la deuxième option – il faut se demander quelles sont les obligations que l’Etat ne respecte pas. L’Etat néerlandais partait pour 17% de réduction d’émissions en 2020. Le Giec recommande de 25% à 40%. Puisque l’Etat était en dessous de ces recommandations, il y avait un angle d’attaque possible. Pour la France (qui a un objectif de 40% de réduction en 2030, ndlr), le gros du travail c’est d’essayer de trouver quel type d’obligation l’Etat bafoue. « Notre affaire à tous » est une association qui s’est constituée, inspirée par l’exemple des Pays Bas, pour réfléchir à la manière de souligner les manquements en France.

L’équipe néerlandaise vous a épaulés ?

Je connaissais Roger Cox (l’un des deux avocats qui défendaient Urgenda, ndlr) avant même qu’il ne gagne le procès au Pays Bas. Je l’avais invité lors d’une conférence à Bruxelles en octobre 2014. On avait parlé de cette plainte déposée contre l’Etat néerlandais. Il n’y croyait pas à l’époque. Il ne voyait pas comment un juge oserait… Il faut dire qu’il y avait déjà eu plus de 300 procédures aux Etats Unis, 200 dans le monde et qu’aucune n’avait jamais abouti. Et pourtant ça a marché. Depuis la victoire aux Pays-Bas, Roger Cox s’est mis au service des collectifs qui se sont créés dans d’autres pays du monde. Il dispense son aide, ses conseils. Et il est l’un des experts de « End Ecocide on Earth ».

Justement, pouvez-vous nous parler de cette initiative. Comment a-t-elle émergé ?

Elle a émergé dans le cadre d’une initiative citoyenne européenne, déposée début 2013. L’initiative citoyenne ? C’est un outil de démocratie directe créé par le traité de Lisbonne et qui permet de s’adresser directement au parlement et à la Commission européenne. En clair, une proposition législative est déposée sur un sujet précis. Et les citoyens sont appelés à voter en ligne pendant un an. Pour qu’elle soit étudiée, il faut que la proposition réunisse un million de signatures et que, dans au moins 7 pays de l’Union, des quotas minimums soient atteints. En France, le quota c’est par exemple 55 000 signatures. Mais ces signatures sont difficiles à récolter. Parce pour que leur vote en ligne soit pris en compte, les citoyens doivent donner leur numéro de passeport ou de carte d’identité. Pour notre initiative « Arrêtons l’écocide en Europe », nous avons ainsi perdu quatre cinquièmes des voix. Quand il fallait mettre l’adresse, le téléphone, les gens abandonnaient. Ils nous disaient “ qu’est ce que c’est que ce flicage ? ” « On n’a pas réussi à atteindre les quotas. D’ailleurs une seule initiative y est parvenu en quatre ans. Et si elle a atteint le million de signatures c’est qu’elle était portée par des syndicalistes.

Qu’est devenu votre proposition ?

Au bout d’un an, nous l’avons transformée en pétition traditionnelle pour laquelle nous avons continué à collecter des signatures pendant un an. Le 26 février 2015, nous avons été auditionnés. Cette initiative a permis au moins ça : d’amener la notion de crime d’écocide au Parlement. Beaucoup de parlementaires européens nous ont soutenus. Et aujourd’hui quatre commissions (justice, énergie, environnement, pêche) étudient notre proposition. Ça a permis aussi de médiatiser la notion même d’écocide. Une notion qui était déjà utilisée en Amérique du Sud et en Angleterre depuis plusieurs années. En France, Laurent Neyret (juriste spécialiste en environnement, ndlr), qui a déjà rédigé un rapport pour la Garde des Sceaux sur le préjudice écologique, avait lancé le concept dès 2010 mais ça n’était jamais sorti du milieu académique. Aujourd’hui le terme commence à être utilisé de façon naturelle par les médias.

C’est début 2014, que nous avons décidé de travailler pour la reconnaissance du crime d’écocide au niveau mondial et non plus seulement européen. Nous avons donc proposé 17 amendements au statut de Rome qui régit la cour pénale internationale pour ajouter le crime d’écocide à la liste des crimes internationaux : crime contre l’humanité, crime de génocide, crime de guerre et crime d’agression. On a mâché le travail de la Commission des différents Etats qui réfléchissent à l’amélioration du statut de Rome.

Quelle est la définition du crime d’écocide que vous proposez ?

Le crime d’écocide c’est une atteinte grave aux services écosystémiques dont dépendent des populations ou des sous groupes de population ou aux communs planétaires. Ces milieux qui n’appartiennent à personne comme l’Antarctique ou l’atmosphère, les océans au-delà de 200 milles marins, les espèces migratoires, les fleuves transfrontaliers… Tout cet espace qui offre un service à l’humanité en général mais n’entre pas dans le cadre des souverainetés nationales. Or, si on détruit ces communs, on détruit les conditions d’existence de l’humanité. La définition que nous avons retenu pour l’écocide c’est donc « un endommagement étendu ou une destruction qui aurait pour effet d’altérer de façon grave et durable des communs globaux ou des services écosystémiques dont dépendent une, ou un sous-groupe de population humaine ».

Comment le droit pourrait-il s’appliquer autour de cette notion d’écocide ?

Il peut y avoir différents niveaux de justice. Une justice préventive qui arrête les projets avant que ne soient commis les crimes d’écocide, une justice restaurative qui vise à demander à une multinationale ou à un Etat de restaurer un milieu naturel et enfin une justice punitive qui délivre des peines de prison à des personnes physiques comme des patrons de multinationales. Ça peut être graduel.

Pensez-vous que que l’écocide ait une chance d’être un jour reconnu et jugé par la CPI ?

J’y crois de plus en plus. Vous savez, ce n’est pas une notion nouvelle pour les juristes internationaux. Elle est débattue depuis longtemps. Depuis que l’agent orange a été répandu par l’armée américaine pour défolier les forêts vietnamiennes. Lors de la conférence de Stockholm, en 1972, le terme d’écocide avait alors été utilisé par Olof Palme, le premier ministre suédois pour décrire cet acte de guerre. Puis cette notion a été une nouvelle fois débattue dans les années 1980 quand il a été question d’amender la convention sur le génocide de 1948. On a alors évoqué la possibilité d’inclure, dans la notion de génocide, la destruction massive de l’environnement qui rend les conditions de vie des populations impossibles. Ca a encore refait surface quand, dans les années 1990, on a rédigé le projet du Statut de Rome. Il était question d’inclure dans l’article 26 les crimes les plus graves contre l’environnement en temps de guerre et en temps de paix. Mais les Etats influents ont fait pression pour que l’article 26 n’incluent pas les crimes contre l’environnement en temps de paix.

La notion de crimes contre l’environnement en temps de paix a donc été évacuée. Les choses ont-elles évolué aujourd’hui ?

Oui, le changement climatique a changé la donne. On sent qu’il y a une prise de conscience. Les gens savent que la sûreté de la planète est menacée. Et de plus en plus de monde a compris qu’il faut trouver un cadre supranational pour définir ces crimes qui menacent la planète et qui mettent en péril les générations à venir. Ça vient. Interpol s’y intéresse, la présidente de la cour pénale internationale et le 1er conseil du procureur ont demandé à prendre connaissance de notre proposition d’amendements au statut de Rome. Le maire de la Haye (Pays-Bas), lors d’un colloque sur la sécurité planétaire, a demandé à ce que soit reconnu l’écocide. Idem en France. Corinne Lepage a été mandatée par François Hollande pour préparer une déclaration des droits de l’humanité et dans son rapport remis le 25 septembre, elle a mis en annexe les amendements que nous avons rédigés pour modifier le statut actuel de la Cour pénale internationale. Ça veut dire que François Hollande a entre les mains notre texte sur l’écocide. Par ailleurs Nicolas Hulot a demandé à Christiane Taubira, (la ministre de la Justice, ndlr) de se saisir du sujet pendant la COP.

Le sujet progresse dans les consciences mais que faudra-t-il pour qu’il devienne réalité ?

Pour que les amendements au statut de Rome soient examinés, ils doivent être portés par un Etat qui le remettra à Ban Ki Moon. Il faut trouver cet Etat parmi les 123 Etats-parties qui ont ratifié le statut de la Cour pénale internationale. C’est sans doute parmi les Etats les plus vulnérables au changement climatique que se trouve le bon candidat. Au départ, l’objectif était que cet amendement soit porté lors de la COP21. On était notamment en relation avec la RDC qui semblait prête à organiser une conférence régionale cet été. Mais il y a eu un couac pendant l’été. Les autorités de RDC ont annoncé la construction d’un troisième méga-barrage, une construction qui risque d’entraîner des crimes contre l’environnement. Il n’y aura donc pas d’annonce pendant la COP. Mais en 2016, on aura plus de temps pour travailler au corps les gouvernements et remettre le sujet à l’ordre du jour de la conférence de révision prévue en 2017.

De plus en plus, la justice est utilisée comme un levier dans la lutte contre le changement climatique…

Oui, la société civile estime qu’il y a trop de collusion entre le monde politique et le monde économique et donc qu’on ne peut plus espérer grand-chose des Etats. C’est donc au droit international public et pénal de prendre les mesures nécessaires face à l’urgence, de prendre des décisions à la place des politiques pour rétablir une justice environnementale et sociale. C’est aussi en s’appuyant sur cette idée que sont érigés des tribunaux des peuples. Pendant la COP, nous organisons un Tribunal des droits de la nature les 3 et 4 décembre à la Maison des Métallos. Dans ce cas, la justice est un outil utilisé par la société civile pour alerter et démontrer l’impunité des multinationales.

(1) L’Etat a fait appel le 23 septembre. (2) Lors d’une interview pour France Inter, il a dit avoir proposé à Christine Taubira « qu’elle réunisse ses homologues sur ce sujet là au moment de la Conférence de Paris »


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