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« La transition vers le bien vivre »
mercredi, 25 novembre 2015 / David Solon /

Président de l’association des Amis de Terra eco Ancien directeur de la rédaction de Terra eco

Le philosophe Patrick Viveret estime qu’il faut reconstruire notre société sur de nouvelles bases, en analysant le mal-être des individus.

Quel lien peut-on établir entre consommation et changement climatique ?

Nous assistons à un réchauffement sur le plan écologique mais aussi à une glaciation sur le plan émotionnel et relationnel. Et il y a un lien direct entre les deux. Cette double entrée est très intéressante car le dérèglement climatique et plus globalement les problèmes environnementaux sont aussi des formes compensatrices d’une économie mondiale du mal-être et du mal de vivre.

Expliquez-nous…

Plus notre société abrite des personnes dépressives, solitaires… et plus ces dernières compensent par de la consommation. Il faut comprendre que tout ce qui permet de hausser le niveau de « bien vivre » est aussi de nature à limiter la consommation énergétique. On peut prendre l’exemple d’une personne alcoolique ou boulimique. Ces maladies sont des indicateurs de mal-être. Elargissons avec les questions sociales : quand le rapport mondial sur le développement humain met en lumière le fait que les dépenses annuelles de drogue et de toxicomanie représentent dix fois les sommes qui permettraient de traiter les questions de faim, d’eau potable, de soins de base ou d’accès au logement, nous sommes dans la même idée. Il s’agit du même couple structurel : démesure/mal-être. Quand le quotidien américain The Wall Street Journal dit que la Bourse ne connaît que deux sentiments, l’euphorie ou la panique, nous ne sommes pas très loin de la définition d’un psycho-maniaco-dépressif…

Organiser le bien-être permet de lutter contre la surconsommation et le changement climatique ?

Si l’on traite le problème uniquement du côté de la démesure sans en traiter les causes profondes que sont le mal-être, le mal de vivre ou la maltraitance, cela revient à proposer une cure de sevrage à un toxicomane. Dans la majorité des cas, le patient préférera rester avec son addiction. Il faut donc proposer autre chose. Je vous donne un exemple. Nous avons désormais les moyens de produire plus avec moins de temps de travail humain. Les progrès de productivité ont été multipliés par deux entre 1820 et 1960 et par cinq entre 1960 et aujourd’hui. Si nous appliquions ce même ratio sur le temps de travail, nous serions en train de débattre de la semaine de 20 heures… Nos rythmes seraient beaucoup plus doux et nous ne serions pas pollués par ce que le psychanalyste Reich appelle « la véritable peste émotionnelle » qui saisit les sociétés quand elles sont prises dans des logiques de peur.

Certes, mais ce temps libéré offrirait plus de temps de loisirs, donc plus de consommation, c’est le serpent qui se mord la queue…

Pas forcément. Il y a un point commun chez les grands économistes, qu’ils se nomment Smith, Marx, Keynes, Stuart Mill, Arendt, Gorz ou Rifkin. Tous ont prévu les limites de la croissance. Stuart Mill appelait cette saturation de la croissance matérielle dans une société « l’état stationnaire ». Il disait déjà – au XIXe siècle – que le tarissement du grand fleuve de la croissance pouvait être l’occasion de nouvelles formes de progrès qui ne soient pas d’abord dans le registre matériel, mais artistique, social, moral, etc. Smith appelait cela « la République philosophique », Marx, « le passage du règne de la nécessité au règne de la liberté » et les philosophes, « le développement dans l’ordre de l’être plutôt qu’une courbe dans l’ordre de l’avoir ». Si nous avions un revenu de base et une Sécurité sociale de base, l’obsession de trouver un emploi pour gagner de l’argent disparaîtrait. Chacun pourrait alors exercer son métier, au sens premier du mot métier – mystère, mystérieux. Nous serions dans le registre du projet de vie. Ce qui, vous en conviendrez, est bien plus structurant pour une société que les notions de jobs ou d’emplois.

Plutôt que le levier « consommation », vous préférez donc le levier « transition » ?

Oui ! Une transition vers une société du bien vivre, le « buen vivir » (1). C’est sur cette base que peuvent se dessiner des changements profonds de consommation avec une marche en avant vers davantage de qualité. Je pense à l’alimentation, la santé, les médicaments… Il s’agit aussi d’une lutte réelle contre l’obsolescence programmée avec la mise en œuvre d’économie circulaire, de fonctionnalité, une systématisation du recyclage. Et par ailleurs, ce temps ainsi libéré permettrait ce que Arendt appelait « la logique de l’œuvre », c’est-à-dire la possibilité de réaliser des aspirations collectives ou individuelles non forcément marchandes mais créatrices de valeur au sens de « force de vie ». Il y a là une vraie cohérence me semble-t-il. On a enfin, dans cette logique-là, moins besoin de compenser notre mal-être par une hyperconsommation de quoi que ce soit. Du coup, on détend la pression exercée sur le climat ou la biodiversité.

Vous parlez donc d’un nouveau projet de société ?

Oui ! Regardez la période de l’Occupation. Dans des conditions infiniment plus difficiles à l’époque et malgré la crainte d’être arrêtés, torturés, exécutés, des groupes humains très divisés ont été capables d’imaginer et d’organiser la Résistance… Ce mouvement a donné lieu à un pacte social qui dure depuis plusieurs décennies ! Oui, je me dis que nous pourrions à notre tour concentrer nos efforts pour imaginer un nouveau pacte social. Nous y serons contraints dans tous les cas ! Ce que nous n’avons pu construire quand il était encore temps – je parle là d’un développement durable –, nous allons devoir le faire sous la contrainte, et je parle là de résilience. Il n’y a aucun doute : notre modèle est insoutenable.

Et, pour cela, il faut multiplier les petites révolutions ?

Aujourd’hui, toutes nos courbes sont exponentielles. Il faut s’attendre à ce qu’elles se mettent à chuter brutalement. N’importe quel responsable politique devrait passer la moitié de son temps et de son énergie à travailler sur des plans B dans tous les domaines. Je ne prends qu’un exemple de révolution : la voiture. Regardez comment sa fonction utilitaire est en train de l’emporter ! Une voiture est immobile et vide 95% de son temps d’existence. Pourquoi donc en posséder encore une et ne pas, notamment, la partager ? Idem pour les modes d’alimentation ou de santé. Le « bien vivre » est certes une belle aspiration, mais il a une fonction économique et écologique. —

(1) Concept de la langue et des peuples quechua, qui peut être traduit par « le bien-vivre ». Ce principe a été adopté dans les constitutions d’Equateur, en 2008, et de la Bolivie, en 2009.