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« En France, une seule mère est acceptée, celle qui accouche »
jeudi, 28 mai 2015 / Laure Noualhat /

Journaliste errant dans les sujets environnementaux depuis treize ans. A Libération, mais de plus en plus ailleurs, s’essayant à d’autres modes d’écriture (Arte, France Inter, Terra of course, ...). Il y a deux ans, elle a donné naissance (avec Eric Blanchet) à Bridget Kyoto, un double déjanté qui offre chaque semaine une Minute nécessaire sur Internet.

Irène Théry, sociologue spécialiste de la famille, condamne l’institution française, qui ne veut pas affronter ce sujet brûlant, et les élites en général, encore pétrifiées de préjugés.

Au fil des années et des progrès techniques, l’assistance médicale à la procréation (AMP) ne s’apparente plus seulement à un traitement médical mais aussi à un arrangement social. La société française est-elle mûre pour en débattre ?

Le terme d’assistance médicale à la procréation recouvre deux choses : l’AMP intraconjugale, qui concerne 95% des cas et qui est effectivement un traitement à l’issue duquel des personnes qui ne pouvaient procréer deviennent parents. Puis, dans 5% des cas, lorsqu’il y a échec thérapeutique, on a recours à un don de gamètes. Dans ce cas, on ne traite plus l’infertilité. Par exemple, l’homme stérile restera toujours stérile dans le cas d’un don de sperme, mais on propose un arrangement social, c’est-à-dire un engendrement à trois, avec quelqu’un qui accepte de donner de sa capacité procréative sans vouloir devenir parent. En France, on maquille cet engendrement avec un tiers donneur en traitement, et c’est là toute l’origine du débat sur l’accès à l’AMP pour les couples homosexuels. On leur dit : comme vous ne pouvez pas procréer ensemble, vous n’avez pas accès au don. Mais l’objectif n’est pas de procréer ensemble, seulement de recourir à un tiers pour devenir parents. Ce n’est pas la même chose. La société française n’est pas spécialement rétrograde, je crois qu’elle est prête à avoir ce débat. Mais sur le plan politique, on n’arrive pas à faire entendre cette chose très simple : dans un cas, l’AMP soigne, dans l’autre, elle organise une autre façon de faire venir des enfants au monde.

Tout de même, la Manif pour tous a révélé une franche opposition…

Ce n’est pas étonnant : il y a toujours eu une condamnation claire de l’AMP par l’Eglise, surtout quand il y a un don. Les participants à la Manif pour tous s’opposent à la procréation médicalement assistée (PMA) pour tous, pas seulement pour les homosexuels. Ils n’osent pas le dire clairement mais ils n’acceptent pas ces nouvelles façons de mettre des enfants au monde. Pour ma part, je considère que c’est un vrai progrès d’avoir pu inventer cette réponse sociale à l’infertilité. Au départ, c’était pour des couples hétérosexuels, mais ce peut aussi être une réponse pour des couples homosexuels, fertiles mais incapables de procréer ensemble.

Vous avez donc proposé au législateur d’abandonner le modèle « ni vu, ni connu » du don. Où en est cette proposition ?

Hélas pour le moment, nulle part. Vous savez, dans les années 1970, ce modèle selon lequel, grâce aux dons, on transformait sans le dire des pères stériles en géniteurs était très répandu. Depuis, de nombreux pays – comme la Grande-Bretagne et la Belgique – ont évolué et reconnu l’existence des donneurs. Pas en France, où l’on ne reconnaît ni les problèmes des donneurs, ni ceux des parents qui s’engagent dans des rails de mensonge, ni ceux des enfants à qui on impose une filiation mensongère. Entendons-nous bien, je ne condamne pas les parents mais l’institution. Le politique ne veut pas affronter ce sujet brûlant et, comme il y a toujours des élections à l’horizon, cela complique les choses. Cette situation de blocage devient chaque jour plus critiquable, notamment au vu de la situation de ces femmes qui partent massivement à l’étranger, seules ou en couple, hétérosexuelles ou non, pour avoir des enfants. Un jour ou l’autre, il faudra affronter cela.

Quand on parle de donner une place sociale au donneur, de quoi s’agit-il ? Cela implique-t-il une rémunération ?

Le modèle français a mis une suspicion a priori sur la relation entre le donneur et le receveur. Ils ne se rencontrent jamais, le sas de la médecine s’interpose entre eux. Je peux comprendre d’où ça vient : avec le don de sang, par exemple, tout le monde donne à tout le monde et c’est très beau. Finalement, on n’imagine pas que ces dons de gamètes puissent être bénéfiques, moralement et psychologiquement, à tous. Ne faut-il pas interroger cette méfiance ? Dans le cas de la gestation pour autrui (GPA), qui est une autre forme d’engendrement avec tiers donneur, la relation entre la gestatrice et les parents d’intention est capitale. S’il y a de l’argent dans le cadre d’une GPA, c’est parce que l’acte humain par lequel vous donnez de votre capacité procréatrice comporte potentiellement des risques, qu’il impose des contraintes. Ce n’est pas un don de sang ou de moelle, c’est un don de capacité procréatrice qui va permettre de constituer un embryon ou un enfant, c’est permettre à d’autres de devenir parents grâce à un certain usage de vos gamètes. A la limite, la question de la rémunération est un autre débat, pris dans une question plus générale sur le sens du don. En France, on considère que, dès qu’il y a de l’argent, il n’y a plus de don. Est-il vrai que l’argent corrompt tout ou qu’une personne va perdre sa liberté si elle reçoit une contribution ? Il ne s’agit pas d’aller vers l’idée que les gens vont vendre ou louer leur corps.

La science ne va-t-elle finalement pas trop vite par rapport au corps social, qui peine à digérer les nouvelles configurations familiales ou filiales ?

Il y a eu une « évolution » capitale dans l’histoire de l’humanité, c’est la division en deux de la maternité biologique. Autrefois, la mère qui accouchait était la mère génétique de l’enfant. Aujourd’hui, on sait qu’une femme peut faire un embryon mais ne peut pas le porter, ou inversement, une femme peut porter un enfant sans qu’il s’agisse de son embryon. Il y a donc deux façons de devenir la mère biologique : en étant une mère génétique ou une mère gestationnelle, on devrait quand même tenir compte de cette nouveauté ! En France, une seule des deux mères est acceptée, celle qui accouche. La mère qui ne peut être que génétique n’a pas de reconnaissance sociale. Quand j’explique cela lors de conférences, les gens me disent : « Ça y est, j’ai compris ! » (Soupir). C’est plutôt la société qui va trop vite par rapport au politique. Nos élites politiques et intellectuelles n’ont pas pris ces questions au sérieux, elles maintiennent un discours éculé, bourré de préjugés, sans rien n’y connaître. Notre rôle à nous, intellectuels, c’est de rendre intelligible le monde dans lequel on vit. Sur ces sujets, nous sommes très peu nombreux à faire ce travail pédagogique.

Outre les participants à la Manif pour tous ou les féministes anti-gays, il existe aussi des opposants « naturalistes » à la reproduction artificielle de l’humain. Leurs arguments se placent sur le terrain de la science, de l’opposition au progrès, de l’eugénisme. Que leur répondez-vous ?

Il faut se méfier de la technologie en général, je serais plutôt d’accord avec eux là-dessus. Je critique l’hubris des médecins qui se pensent créateurs de vie et qui refusent aux enfants nés de don l’accès à leur dossier, comme s’ils avaient été créés en laboratoire à partir de gamètes-médicaments. Mais je voudrais rappeler que, dans le domaine de l’AMP, on ne tombe pas dans un monde où la science serait toute-puissante : il y a beaucoup d’échecs, le succès n’est pas garanti. Et quand on réussit, on ne donne que du bonheur. Il y a un enfant désiré par ses parents, qui n’a pas été abandonné, né grâce à des personnes assez altruistes pour faire un don. Quel est le problème ? Est-ce le fait d’une morale désuète qui regrette que l’enfant n’ait pas été conçu à l’ancienne, sous la couette ? Même si ces opposants ont raison de ne pas accepter toutes les évolutions technologiques, j’ai acquis la conviction qu’on peut organiser les choses avec des limites éthiques. La médecine est un marché ? Bien sûr ! Et au nom de la nature, doit-on arrêter de se soigner ? On peut très bien interdire des pratiques contraires à nos valeurs, comme le clonage reproductible.

La société doit-elle répondre à tous les désirs d’enfant ? Au nom de quoi ? L’enfant est-il devenu un droit ?

Non, bien sûr que non. Mais en soi, désirer un enfant n’est quand même pas une mauvaise chose ! Attention cependant à cet enfant qu’on désire et dont la contrepartie serait trop lourde à payer pour lui d’abord, pour les parents ou pour la société ensuite. On entend de grandes tirades sur l’enfant-objet, l’enfant-marchandise, mais avant de s’occuper d’hypothétiques enfants à venir, prêtons attention à ceux qui sont déjà là, nés de PMA en France ou à l’étranger, nés de GPA, et auxquels on refuse l’accès aux origines ou à la citoyenneté française. Aujourd’hui, la société leur fait du mal. —

Irène Théry en dates


- 1952 Naissance
- 1983 Devient docteure en sociologie
- Depuis 1997 Directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales
- Depuis 2013 Membre du Haut Conseil de la famille

Filiation, origines, parentalité, d’Irène Théry et Anne-Marie Leroyer (Odile Jacob, 2014)



BIBLIOGRAPHIE

La Reproduction artificielle de l’humain, d’Alexis Escudero (Le Monde à l’envers, 2014)

Un livre clair qui critique l’artificialisation de la reproduction. Eugénisme, marchandisation du vivant, manipulation génétique des embryons, transhumanisme : la PMA, ni pour les homos, ni pour les hétéros !

Famille à tout prix, de Geneviève Dealaisi de Parseval (Seuil, 2008)

La bible pour tous ceux qui veulent se frotter à la matière humaine, à savoir tous ces parents capables d’emprunter des chemins médicalisés, originaux et somme toute tortueux pour accéder – ou pas – à leur désir d’enfant.

L’Empire du ventre, de Marcela Iacub (Fayard, 2004)

Instinct maternel, grossesse, accouchement… En s’appuyant sur le droit, la juriste radicalement féministe – ou l’inverse – rebat les cartes des possibles parentaux et veut abattre l’empire du ventre, la dernière aliénation qui guette la femme moderne.