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Les pesticides ont le vin mauvais
vendredi, 24 avril 2015 / Amélie Mougey

La viticulture est-elle malade de ses traitements ? Au moment où la fille d’un vigneron dépose la première plainte pour homicide involontaire, Guillaume Bodin, ancien ouvrier agricole, propose un documentaire passionné et glaçant.

Mise à jour du 28 avril 2015 : Après Emmanuel Giboulot, un autre viticulteur de Côte-d’Or, apparaissant dans le film de Guillaume Bodin, vient d’être convoqué devant la justice pour son « refus d’effectuer les mesures de protection des végétaux » datant de 2013. Le 19 mai prochain, Thibault Liger-Belair comparaîtra devant le tribunal correctionnel de Villefranche-sur-Saône (Rhône) pour avoir refusé d’appliquer sur ses vignes un traitement contre la cicadelle de la flavescence dorée. Dans Insecticides mon amour, ce viticulteur pointait déjà l’incongruité de sa situation : les vignobles de son appellation Moulin-à-Vent sont à cheval entre la préfecture du Rhône, qui n’impose pas de traitements, et celle de Saône-et-Loire qui les a rendus obligatoires en 2013. « Quand une loi est mal faite, cela ne nous pousse pas à la suivre. On ne peut pas prendre une carte et tirer un trait rouge, sans se préoccuper des limites du vignoble. Qu’on veuille protéger nos vignobles, oui, mais qu’on le fasse intelligemment et de manière mesurée » s’insurge-t-il sur le site Internet Basta.

Les vignes sont un univers dangereux. A certaines périodes de l’année, en Saône-et-Loire, les vétérinaires dissuadent leurs clients de s’y balader s’ils tiennent à leurs chiens. Les familles qui vivent à proximité renoncent à ouvrir leurs fenêtres, à manger en terrasse ou à cultiver un potager. Quant aux hommes et aux femmes qui y travaillent, ils sont sujets aux nausées, aux maux de tête et aux saignements de nez. Ouvrier viticole jusqu’en 2013, Guillaume Bodin a connu ces symptômes. Dans Insecticide mon amour, un documentaire de 52 minutes, visionnable en ligne ici pour un euro, il dépeint et tente de comprendre cette situation.

Découvrez ici la bande-annonce :



Le déclic remonte à 2013, « année particulièrement difficile » pour le jeune homme. A l’époque, toutes les vignes de Bourgogne sont traitées, pendant près de trois semaines, contre la cicadelle de la flavescence dorée, un insecte vecteur d’une jaunisse de la vigne. Contraints par un arrêté préfectoral à une triple pulvérisation d’insecticides – chimiques ou naturels –, la grande majorité des viticulteurs, conventionnels ou bio, se plient à cette mesure drastique. « Que faire ? Quoi dire ? A qui s’en prendre ? », s’interrogeait alors le salarié de 26 ans, exposé quotidiennement à un cocktail qu’il soupçonnait d’être néfaste pour sa santé.

« J’ai quitté mon travail, j’ai repris ma caméra et j’ai commencé à enquêter sur la question », raconte-t-il en introduction de son second documentaire – après, en 2011, La Clef des terroirs, sur la biodynamie – fruit de deux ans de travail. En interrogeant la réponse des autorités à l’épidémie de flavescence dorée, le réalisateur questionne en profondeur l’usage des pesticides dans la viticulture.

Des insecticides jusque sur le mont Blanc

Tandis que ses images soignées, presque poétiques, disent pour lui son amour de la vigne, Guillaume Bodin déroule le fil de son enquête. Il revient sur le combat d’Emmanuel Giboulot, ce viticulteur bio qui a refusé de traiter, s’exposant ainsi à une condamnation à six ans de prison et 30 000 euros d’amende (Condamné en avril 2014 à verser une amende de 1 000 euros dont 500 avec sursis, il a finalement été relaxé par la cour d’appel de Dijon le 4 décembre dernier). Puis, de pépiniéristes en cavistes, de microbiologistes en ingénieurs agronomes, le réalisateur expose, au fil des témoignages, l’ampleur du carnage. On apprend ainsi qu’une quantifié infime, un nanogramme d’insecticide, suffit à paralyser une abeille et que l’on trouve des traces de ces produits jusqu’au sommet du mont Blanc !

L’enquête est ponctuée de voyages dans le temps. Vidéos d’archives à l’appui, Guillaume Bodin rappelle qu’en 1945, en 1964 et en 1984 on soupçonnait déjà que « si les insecticides sont meurtriers pour les insectes, il sont dangereux pour l’homme ». Or, depuis le DTT, l’insecticide utilisé à l’époque, la toxicité des molécules a été multiplié par 5 000, voire par 10 000, selon Jean-Marc Bonmatin, chercheur au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), cité dans le documentaire.

Mais peut-on s’en passer ? L’épidémie qui touche la Saône-et-Loire et la Gironde bouscule les certitudes du réalisateur. La flavescence dorée est une maladie mortelle, capable de tuer un pied de vigne en moins d’un an. Et la cicadelle qui la transporte se déplace d’un vignoble à l’autre à vitesse grand V. « Moi qui croyais qu’on pouvait faire du vin en harmonie avec la nature, je devais être un peu naïf », confie dès le début du film ce passionné de nature. « Les insecticides sont mes amours, non pas par conviction, mais par obligation » explique-t-il sur le blog de Rue89 No wine is innocent. Sans dogmatisme, le documentariste relève néanmoins au fil des entretiens l’absurdité des pratiques : l’aspersion massive de pesticides sur des vignes qui n’ont jamais vu la moindre cicadelle. En clair, l’utilisation préventive de traitements curatifs prévus pour tuer des insectes… qui ne sont encore pas présents ! « On agit dans la peur, sans comprendre ce qu’il se passe », témoigne un vigneron de Côte-d’Or, qui voit dans les mesures de traitements une sorte de « lutte antiterroriste appliquée à la nature ». Faut-il traiter ou pas ? Guillaume Bodin n’apporte pas de réponse tranchée. Sur les réseaux sociaux et lors de projections publiques, il invite à poursuivre le débat.



Première plainte pour homicide involontaire

Depuis 1955, on sait que l’arsénite de sodium, utilisé pour traiter la vigne contre un champignon, est dangereux. Pourtant, son épandage n’a été interdit qu’en 2001. Viticulteur en Gironde à cette période, James-Bernard Murat y a eu recours pendant toute sa carrière. Le cancer qui l’a emporté en 2011 a été reconnu maladie professionnelle l’année suivante. Aujourd’hui, sa fille, Valérie Murat, veut aller plus loin. En déposant ce lundi 20 avril une plainte contre X pour homicide involontaire au Tribunal de grande instance de Paris, elle espère mettre à jour « la collusion d’intérêts » à l’origine de l’inaction de l’Etat français. Cette démarche au pénal, qui, pour la plaignante, « vise très clairement les firmes qui ont fabriqué le produit que mon père a acheté ainsi que les services de l’Etat », est une première. Les procédures judiciaires engagée par Paul François, l’agriculteur charentais qui avait obtenu gain de cause contre Monsanto, puis par une employée viticole, concernaient des expositions accidentelles. A travers ce combat judiciaire, Valérie Murat espère mettre au jour un système qui, un demi-siècle durant, a fait des agriculteurs « de bons petits soldats de la chimie ».


- Lire l’interview de Valérie Murat sur Rue89 Bordeaux.

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