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« La compensation risque de devenir un “droit à détruire” »
jeudi, 19 mars 2015 / Amélie Mougey

Les députés planchent cette semaine sur la loi biodiversité. Au menu, le renforcement du principe qui veut que toute destruction de nature soit « réparée » via la préservation d’autres zones. Une démarche périlleuse, selon la philosophe Virginie Maris.

Peut-on se racheter d’avoir bétonné des hectares de forêts en plantant des haies ? Se dédouaner d’avoir détruit des coins de nature en en préservant d’autres ? En 1976, le « principe de compensation » apparait dans le droit français. Allègrement contournée pendant des décennies par les porteurs de projets, cette obligation se concrétise depuis quelques années. Ainsi, les dommages liés à la construction de 150 km d’autoroute entre Langon (Gironde) et Pau (Pyrénées-Atlantiques) ont été compensés par la réhabilitation de 1 372 hectares. Le projet initial du barrage de Sivens (Tarn) impliquait pas moins de onze « mesures compensatoires ». Quant à la destruction annoncée de zones humides par la construction d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), elle devait être contrebalancée par la restauration de prairies. Pour éviter que les maîtres d’ouvrages – Eiffage, Vinci et consorts – se cachent derrière leur incompétence en matière de préservation de milieux naturels pour s’abstenir d’honorer cette obligation, des opérateurs spécialisés, comme la CDC Biodiversité, ont vu le jour. Ainsi, en 2012, la première « réserve d’actifs naturels » est née dans la plaine de la Crau (Bouches-du-Rhône). En clair, 357 hectares de steppe rase, dénaturés par des vergers intensifs, sont remis en état afin que les outardes canepetières et autres espèces menacées fassent leur retour. Ces actions de restauration sur trente ans sont vendues en tant que mesures compensatoires aux maîtres d’ouvrage dont les projets ont un impact sur le même territoire.

Quarante ans après la loi de 1976, un nouveau texte sur la biodiversité est, pour la première fois, examiné à l’Assemblée nationale et le principe de compensation y est renforcé. Tandis qu’un amendement Europe Ecologie - Les Verts, adopté ce lundi 16 mars, introduit l’objectif de « zéro perte nette », l’article 33 du projet de loi introduit la notion de « réserve d’actifs naturels ». Les ONG, Attac en tête, dénoncent une « privatisation de la protection de la nature ». Pour Virginie Maris, philosophe de l’environnement, chargée de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) et auteur de l’ouvrage Nature à vendre (Editions Quæ, 2014), la compensation est illusoire sur le plan écologique et dangereuse sur le plan philosophique.

Terra eco : L’objectif de « zéro perte nette de biodiversité » est-il réaliste ?

Virginie Maris : L’expression est trompeuse. Elle véhicule l’idée que l’on peut compenser la perte écologique liée à la destruction d’un espace naturel en le remplaçant par un autre. Elle donne l’illusion qu’il est possible de recréer à l’identique n’importe quel écosystème dégradé. C’est faux. Prenons la plaine de la Crau, restaurée pour devenir une « réserve d’actifs naturels ». Le coussoul, cette steppe aride caractéristique du lieu, est le fruit de plusieurs millénaires d’interactions entre les milieux, les espèces et les activités humaines. Il est impossible de le recréer en quelques années ! Le principe de compensation fait fi de la complexité des milieux naturels. Il s’appuie sur une vision mécaniciste de la nature.

C’est-à-dire ?

On conçoit un milieu naturel comme une machine que les progrès scientifiques et technologiques nous permettraient de comprendre et de reproduire. C’est oublier que les écosystèmes sont en perpétuelle évolution et que la plupart des dynamiques à l’œuvre nous échappent. Derrière la compensation, il y a l’idée que l’on peut résoudre la crise de la biodiversité dans les laboratoires de recherche et développement. C’est un peu arrogant !

Nous devrions donc en abandonner l’idée ?

Non. Mais si on prend l’objectif de « zéro perte nette de biodiversité » au pied de la lettre, le seul moyen de l’atteindre, c’est d’arrêter de détruire. Je sais que la perspective peut faire grincer quelques dents et je ne prône pas l’absence de toute forme de développement, mais dans un pays déjà surdéveloppé comme le nôtre se poser la question ne devrait pas paraître aberrant.

La compensation est parfois présentée comme un « droit à détruire ». Partagez-vous cette critique ?

Ce principe n’a pas été pensé comme tel, mais il y a un risque qu’il le devienne. Si l’on se réfère au triptyque « éviter, réduire, compenser » inscrit dans le loi de 1976, la compensation ne devrait intervenir qu’au terme d’une séquence réglementaire stricte. D’abord, le projet doit être reconnu d’utilité publique. Ensuite, son impact sur la biodiversité doit être évité. Si des impacts résiduels s’avèrent inévitables, ils doivent alors être réduits et, en tout dernier lieu, compensés. Du point de vue des porteurs de projet, la protection de l’environnement est une contrainte. Les demandes de dérogations pour destruction d’espèces protégées, la loi sur l’eau… ne sont pour eux qu’un sacerdoce administratif. Les études d’impact et les mesures compensatoires sont avant tout un coût à intégrer dans une enveloppe budgétaire. Je crains que l’émergence d’opérateurs qui leur facilitent la tâche en leur offrant clés en main des actifs de nature restaurée ne crée un effet d’aubaine. Dans l’esprit de la loi de 1976, la compensation doit être une exception. Le risque, c’est que l’offre crée la demande et qu’elle devienne la règle.

La compensation ne constitue donc pas une réponse à la crise de la biodiversité ?

En aucun cas. Une logique de protection de la nature qui s’accommode de notre modèle de croissance est vouée à l’échec. Or, c’est ce que fait la compensation. En misant sur ce principe, on continue à agir comme s’il n’existait aucune limite biophysique au développement. Le champ lexical est révélateur : on parle de « banques de biodiversité », de « capital naturel », de « services écosystémiques »… On convoque un registre bureaucratique et hypertechniciste qui plaît beaucoup aux décideurs politiques et aux acteurs économiques, mais qui n’évoque rien à l’ensemble de la société. Alors que la biodiversité est un enjeu aux nombreuses facettes qui concerne tous les êtres humains, sa protection fait l’objet d’une planification strictement économique. Cela ne peut qu’engendrer des effets pervers.

Lesquels ?

Le plus immédiat est la pression sur le foncier. Les terres à restaurer ou à protéger au titre des mesures compensatoires risquent d’entrer en concurrence avec les terres agricoles ou avec des acquisitions foncières qui visent directement la protection de la nature. Je pense notamment à ce que fait le Conservatoire du littoral qui préserve des milieux sans objectif de compensation. L’autre risque, c’est qu’avec la multiplication à venir des opérateurs de compensation la logique de marché fasse son œuvre et que la concurrence tire les prix, et donc la qualité, des hectares restaurés vers le bas. Alors que l’obligation de compenser est pensée pour avoir un effet dissuasif, les développeurs auront tout intérêt à détruire à moindres frais. A partir du moment où il y a une opportunité de gain, on ne peut pas exclure que toute une série d’acteurs peu réputés pour leur souci de l’environnement s’y intéressent. Le phénomène est à l’œuvre aux Etats-Unis où, à mesure qu’on donne un prix à la nature, des multinationales, des fonds de pension, des banques s’y intéressent.

Vous qualifiez pourtant les mesures compensatoires de « pragmatiques » ?

Oui. Les acteurs de terrain qui mettent en œuvre ces mesures sont souvent des ingénieurs écologues et des naturalistes animés d’un désir sincère de protéger l’environnement. Ils pensent que les projets destructeurs sortiront de terre de toute façon et voient dans la compensation un levier d’action permettant de limiter les dégâts. Dans un contexte de désinvestissement massif des pouvoirs publics en matière de protection de l’environnement, la compensation peut être perçue comme une source de financement. Si le système se développe, on risque de se trouver dans une situation paradoxale où toute action de protection ne pourra être menée qu’au prix de destructions.

La valeur qu’on donne à la nature est-elle fonction de ce qu’elle nous apporte ?

La philosophie présente souvent les sociétés occidentales comme anthropocentrées, c’est-à-dire considérant la nature uniquement pour ce qu’elle apporte à l’homme. Ce grand récit mérite cependant d’être nuancé. La plupart d’entre nous avons des relations plus denses et plus complexes à la nature qu’un simple rapport instrumental. En France et en Europe, les lois et règlements de protection de l’environnement reconnaissent dans une certaine mesure sa valeur intrinsèque. La mise en œuvre de mesures compensatoires s’appuie sur des listes d’espèces menacées ou d’habitats vulnérables. Ceux-ci ne sont pas protégés pour leur valeur économique, ni pour les bénéfices que nous en tirons, mais simplement parce qu’ils existent.

Vous dites pourtant que la compensation est un principe dangereux. Pourquoi ?

La compensation ne doit pas éviter de se poser les bonnes questions. Celles de l’utilité publique d’un projet et de la réduction maximale de l’impact. A Notre-Dame-des-Landes ou à Sivens, ces deux éléments constituent les nœuds du débat. Il ne me semble pas inacceptable, dans certains cas particuliers, que la nature soit sacrifiée pour répondre aux intérêts majeurs de la société. Mais l’utilité publique de tonnes de maïs supplémentaires ou d’une intensification du trafic aérien ne peut en aucun cas s’imposer d’emblée. Ces deux exemples sont emblématiques d’une politique de déni des grands défis écologiques auxquels nous devons faire face. Il ne s’agit pas nécessairement de protéger la nature à tout prix, mais de se demander collectivement dans quel monde nous voulons vivre. Est-ce que l’utilité publique, ce sont ces points de croissance que l’on n’atteint jamais, des emplois précaires, dévalorisants et mal payés ? Pour répondre à ces questions, il nous faut sortir d’une instruction purement technocratique de ces dossiers. Aujourd’hui, la plupart des grands projets impactants pour la nature le sont aussi pour la société. Ils devraient donner lieu à de véritables délibérations collectives.

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