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Goût y es-tu ?
mercredi, 25 mars 2015 / Isabelle Hartmann

L’industrie veut plaire au plus grand nombre ? C’est le plaisir qui trinque. L’agroalimentaire réduit du même coup les coûts… et les goûts.

Des goûts et des couleurs, on ne discute pas ? Que nenni ! « On peut évaluer si un produit est plus ou moins sucré, salé, épicé, doux, amer, en décrire les arômes, la densité de son goût, si celui-ci est présent au premier degré ou en arrière-bouche », énumère Pascale Grelot-Girard d’une traite. Depuis douze ans, elle est directrice du département Innovation et compréhension des marchés pour l’institut de sondage TNS-Sofres. « On peut aussi mesurer la couleur, la texture, la consistance, l’astringence du produit… » Dans son bureau, elle voit défiler chaque année des centaines d’aliments censés nous plaire. Rien d’étonnant, donc, à ce que, pour elle, un goût parfaitement uniforme, par-delà les frontières, n’existe pas : « Même à l’échelle française, un plat à base de crème est plus apprécié dans le Nord que dans le Sud. »

Pourtant, cette connaisseuse intime de nos papilles et d’innombrables études nutritionnelles le disent aussi : l’industrie agroalimentaire et la grande distribution ont chamboulé nos menus. Elles nous ont fait oublier des tas de légumes anciens, type panais et rutabagas, et aimer la chimie, type sodas et surimis. Elles nous ont rendus fous de gras. De sucre. De sel aussi. Les Français en avalent deux fois plus que les cinq grammes par jour conseillés par l’Organisation mondiale de la santé et 80% de leur ration quotidienne se trouvent déjà dans les aliments qu’ils achètent. Plus d’une vingtaine des marques les plus connues distribuées en France, comme Fleury Michon, Maggi ou Findus, reconnaissent (indirectement) en mettre systématiquement 5% à 30% de trop dans leurs produits.

Milka corsé devient sucré

Leur intérêt ? Pour un prix bas, le sel a quantité de qualités. Il conserve, soutient les arômes, protège contre le brunissement des aliments, aide à développer des textures ou contrôler une fermentation, souligne une étude du ministère de l’Agriculture de mars 2013. Effet magique supplémentaire : « L’ajout de sel fait davantage manger et boire le consommateur, ce qui relève d’une logique économique et commerciale », note Jean-Michel Lecerf, nutritionniste à l’Institut Pasteur de Lille, interrogé par le journal La Croix.

Que nos assiettes soient le champ de bataille de cette logique économique et commerciale ne date pas d’hier. Mais cela a une influence sur le goût. Une preuve ? Milka. La tablette violette existe depuis 1901. Née dans les laboratoires de Suchard, en Suisse, elle a longtemps été produite en Pologne, aux Etats-Unis, en Argentine. Pourquoi ? « Suchard évitait ainsi les droits de douane dont elle aurait dû s’acquitter si elle avait exporté les tablettes de chocolat », explique l’historien Régis Huguenin, qui a consacré sa thèse de doctorat à l’entreprise.

Cette décision a, durant des décennies, un impact direct sur ce que les amateurs de la vache violette ont à se mettre sous la dent. Chaque usine produit uniquement pour les clients du pays où elle se trouve. D’un site de production à l’autre, les broyeuses employées sont différentes, ce qui influe sur la finesse du broyage, donc la texture et le goût du chocolat. Même les fournisseurs de lait ou les variétés de fèves utilisées divergent. Au final, Milka made in France est plus corsé que le produit du même nom vendu dans le nord de l’Europe.

La donne change dans les années 1960 et 1970 : d’abord avec la disparition des droits de douane dans le cadre du nouveau marché commun européen, puis avec la crise pétrolière. « Suchard va repenser sa production et spécialiser chacune de ses usines sur un seul produit, résume Régis Huguenin. Puisque toutes les tablettes Milka viennent dorénavant d’un seul endroit, Suchard doit leur trouver un goût unique, plaisant à l’Europe entière. L’ajustement va se faire plutôt en faveur de celui de l’Allemagne et de l’Autriche, plus sucré que celui de l’espace francophone, car Milka rencontre dans ces pays un énorme succès. »

Depuis trente ans, donc, c’est ce goût sucré du chocolat au lait qui s’est imposé. Plus d’une tablette sur quatre vendues en France et près d’une sur cinq en Europe sont siglées Milka. C’est le chocolat préféré du continent.

La laitue ? Un problème logistique

L’uniformisation du goût n’est pas à l’œuvre uniquement dans les produits transformés. Pour s’en rendre compte, il suffit de faire un tour dans les conférences du monde agricole. Comme à Munich (Allemagne) l’hiver dernier, l’une des plus importantes d’Europe. Là, les professionnels du concombre ou de la tomate parlent à cœur ouvert. Jürgen Parschau est l’un d’entre eux.

Il travaille pour l’entreprise néerlandaise Rijk Zwaan, qui crée et vend des semences de légumes. Lui, son souci, c’est la laitue. Elle est « un problème logistique et technologique. Elle a de trop grandes feuilles, qui ramollissent rapidement. En supermarché, elle est vite moche ». En revanche, il est fan de la série de salades Salanova, que l’entreprise a créée pour être mise en sachet sous vide. « Son gros atout, ce sont ses petites feuilles. Il suffit d’un tour de couteau pour que toutes se défassent, une grosse centaine environ. C’est très pratique pour les consommateurs, mais surtout pour les industriels. Cela leur permet de travailler plus vite et les feuilles passent sans problème dans les tuyaux qui les aspirent pour les empaqueter. » Le goût, lui, n’a rien de spectaculaire, concède l’expert. « Les feuilles sont bien craquantes et vert tendre. C’est ce que veut le client. »

Des années de recherche pour un goût sans surprise ? Cela n’étonne guère Pascale Grelot-Girard, de TNS-Sofres. « Le goût n’est qu’un élément parmi d’autres du produit, rappelle-t-elle. Si le produit est difficile à utiliser, par exemple, cela sera un obstacle à sa commercialisation. » Pour les pros du secteur, la salade verte du XXIe siècle a pour mission de rester belle une dizaine de jours, puis de se laisser aisément laver et couper lorsqu’elle sort du frigo. Face à ces critères, la laitue lambda mais aussi la frisée – trop crépue –, voire la romaine – trop dure –, vacillent. La feuille de chêne, elle, tient la corde.

Mais jeter la pierre sur les industriels de l’agroalimentaire sans analyser notre part de responsabilité dans ce processus de standardisation serait trop facile, estiment Georges Lewi et Jérôme Lacoeuilhe dans Branding Management (Pearson, 2012). Ainsi, bien des consommateurs « se sont convaincus que le bon goût d’antan avait disparu, oubliant un peu vite que leur souhait d’acheter tous les produits frais sans obéir au rythme des saisons l’explique dans une large mesure ». Que celui qui n’a pas croqué dans une pomme ou une tomate cet hiver jette la première pierre…

Une marque, un goût

Le constat se laisse élargir aux produits transformés. Que ce soit pour les frites surgelées, le café ou les flans au caramel, nous exigeons d’un produit X qu’il ait le goût Y qu’il avait déjà au moment Z – qu’importe la saison ou l’état actuel de la récolte. La raison ? La marque. « Celle-ci assure la continuité du goût pour le consommateur », rappelle l’historien de Suchard Régis Huguenin. Avec la naissance des marques débute ainsi le nivellement du goût. « Au XIXe siècle, le chocolat était différent dans chaque magasin, selon que le marchand y rajoutait des écorces ou le coupait avec de la farine. Depuis, le travail de l’industrie est de trouver un goût unique et de le maîtriser en toutes circonstances. »

Trop habitués à des produits « stables », serions-nous devenus incapables d’accepter « les variations de goût d’un produit vraiment naturel », comme le supposent le géographe Claude Raffestin et l’économiste Mercedes Bresso dans leur étude « Travail, espace, pouvoir », datée de 1979 ? Ce n’est plus si sûr aujourd’hui. Depuis quelques années, l’explosion des Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), l’émergence de circuits courts de distribution ou le plébiscite des produits locaux racontent en effet une nouvelle histoire : celle de consommateurs toujours plus nombreux qui froncent les sourcils à la vue de sodas et se pourlèchent les babines devant des panais et des rutabagas.