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Isolées, les fourmis meurent… Et nous ?
lundi, 9 mars 2015 / Karine Le Loët /

Rédactrice en chef à « Terra eco ».

Si la fourmi esseulée s’éteint plus tôt, c’est peut-être qu’elle digère mal et qu’elle s’agite sans raison, suggère une étude suisse. Une piste pour comprendre les pathologies d’autres animaux privés de lien social, dont l’homme.

Le mythe de l’ermite centenaire a du plomb dans l’aile. En s’isolant de ses congénères, l’individu ne risque pas seulement la déprime, il met peut-être en danger sa santé. Des études ont en effet montré une corrélation entre isolation sociale et problèmes de santé chez l’animal – obésité et diabète, pathologies cardio-vasculaires – sans véritablement saisir la cause de ce lien mystérieux. C’est en se penchant sur le cas de la fourmi que des chercheurs suisses ont peut-être touché du doigt un début d’explication.

La fourmi est un candidat idéal pour étudier la puissance du lien social. Il suffit de soulever une pierre de jardin pour s’en apercevoir : la bête à six pattes n’est pas un être solitaire. Loin s’en faut. C’est par dizaines – voire par milliers – qu’elles se nourrissent, se déplacent, se logent. Elles sont dotées de rôles bien définis même si interchangeables : outre la reine qui donne naissance aux larves, les ouvrières sont chargées de chercher de la nourriture, de construire le nid, d’élever les rejetons… Bref, elles constituent une société fort bien organisée. Mais privez-les de leurs pareilles et les voilà qui dégénèrent. « C’est en travaillant sur autre chose que l’on a découvert que lorsqu’on isolait les fourmis, elles mouraient. Au départ c’était juste une observation. Puis on a fait des expériences pour évaluer ce phénomène de manière plus quantitative et comprendre quelle en était la cause », se souvient Laurent Keller, professeur au département d’écologie et d’évolution de l’université de Lausanne et coauteur de l’étude.

Digestion ralentie et hyperactivité

Pour leurs travaux, les chercheurs de l’université de Lausanne ont constitué quatre groupes : l’un de fourmis réunies par dix, le second d’insectes allant par paires, le troisième d’une fourmi accompagnée de larves, le quatrième enfin, d’individus aussi seuls que Robinson sur son île. Dans chacun des cas, l’espérance de vie des cobayes s’est révélée bien différente. Si les premiers ont en moyenne vécu soixante-six jours, les fourmis isolées ont passé l’arme à gauche au terme de six petits matins ! Les duos et les « avec larves » ont, elles, vécu une demie-vie de vingt-neuf et vingt-deux jours, respectivement.

Pourtant, toutes les fourmis ont eu droit au même traitement : un nid, de la nourriture et de l’eau à foison. « Ce qui est intéressant, c’est que, même en introduisant ce qui pourrait être décrit comme des conditions idéales du point de vue purement matériel, ce n’était pas suffisant. Les fourmis isolées avaient autant à manger qu’elles voulaient, mais mouraient malgré tout », souligne le chercheur. Le souci, c’est que de cette nourriture, elles ne faisaient pas le même usage que leurs congénères. Si elles en ont absorbé grosso modo la même quantité, elles ont subi « un stress interne qui a agi sur le système digestif et empêché la digestion correcte des aliments », précise le chercheur suisse. Pour prouver ce blocage de la digestion, les scientifiques ont administré à leurs insectes un liquide teinté et observé son évolution dans l’abdomen après dissection. Résultat : dans le cas des fourmis isolées, la nourriture restait bien plus longtemps stockée dans le jabot social – l’un des deux estomacs de la fourmi, destiné à stocker la nourriture prédigérée avant de la transférer par trophallaxie à des ouvrières occupées à d’autres tâches. Comme si la fourmi, non sollicitée par ses pairs, en oubliait de se nourrir elle-même. Hypothèse possible : « le fluide transmis lors de trophallaxie pourrait modifier le contenu des aliments ou fournir un composant additionnel qui stimule la digestion », suggère l’article.

« Déséquilibre entre apport et dépense d’énergie »

Parallèlement, les fourmis solitaires, pourtant dénutries, ne se lassaient pas de monter et de descendre le long des murs de leurs boîtes, parcourant le premier jour deux fois plus de distance que les fourmis accompagnées. « On les a filmées et on a vu qu’elles changeaient de comportement : elles sortaient de leur nid et restaient à l’extérieur, elles allaient beaucoup plus sur les bords et avaient un taux d’activité plus élevé », poursuit le chercheur. Ce qui a conduit l’équipe à suggérer que « la mortalité accrue des fourmis isolées pourrait découler d’un déséquilibre entre apport et dépense d’énergie », souligne l’étude.

Est-ce à dire que les effets observés sur d’autres animaux isolés s’expliquent de la même manière ? Difficile à dire. « Tous les animaux sociaux se sont adaptés pour vivre en groupe et dépendent d’autres individus pour obtenir certains types d’informations. Si on les empêche d’avoir ça, leur santé en est affectée », assure Laurent Keller. Et chez l’homme ? « L’isolement social affecte l’état physique et mental d’un individu et peut même accroître la mortalité », souligne Debra Umberson, professeure à l’université d’Austin, aux Etats-Unis, et auteure de plusieurs études sur le lien entre interaction sociale et santé (voir ici notamment).

Des effets en partie liés chez l’humain à des comportements : « les personnes isolées socialement sont plus susceptibles d’avoir des comportements qui influencent leur santé de manière négative (tabac, alcool, sédentarité, ndlr)… », poursuit la chercheuse. A l’inverse, « les personnes engagées dans des relations sociales ont plus de chances d’avoir dans leur entourage quelqu’un qui influence leur habitudes de santé de manière positive. De plus, être engagé dans des relations proches peut donner à une personne un sens fort de la responsabilité. Elle se sent alors obligée de rester en bonne santé. » Comportements, influence sociale… Reste que l’isolement peut aussi avoir une influence physiologique directe, sans qu’aucun comportement ne se trouve modifié : « Elle est associée à une altération du système immunitaire (voir cette étude notamment, ndlr) et cardiovasculaire qui accroît le risque sur la santé. » Mais les observations ne suffisent guère : « Malgré une importance des preuves liant isolement social et effets négatifs sur la santé, les mécanismes sous-jacents sont encore très mal compris », écrit la chercheuse dans une de ses études. Le travail des scientifiques suisses permet-il de jeter un nouveau éclairage sur le sujet ? C’est une première piste, pour Laurent Keller, même si « sur certains animaux, les primates notamment, ou même sur les humains, c’est plus difficile de faire des expériences, de provoquer le même stress », tempère le chercheur.