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Jambon : un cochon n’y retrouverait pas ses petits
jeudi, 12 février 2015 / Amélie Mougey

D’où vient la tranche rose dans votre assiette ? Si elle est industrielle, son étiquette ne vous le dira sans doute pas. Pis, les marques elles-mêmes n’en savent parfois rien. Pour dénoncer ce flou, des éleveurs bretons se mobilisent.

Défi du jour : cherchez sur votre paquet de jambon la provenance du cochon dont il est issu. Si vous avez opté pour les marques Fleury Michon, Madrange, Aoste ou Herta, vous donnerez probablement votre langue au chat. A moins de croiser le label tricolore « Le Porc français » ou la mention « origine » suivie du nom du pays, rien ne permet d’identifier la terre natale de votre viande. Or, un tiers des jambons cuits et deux tiers des jambons secs présents sur le marché français ne portent aucune de ces indications. Lorsque la provenance est mentionnée, une fois sur quatre, il ne s’agit que d’« origine UE », d’après l’interprofession porcine Inaporc (à lire ici en pdf). Vent debout contre ce flou, une dizaine d’éleveurs de porcs bretons ont lancé, le 7 février dernier, l’opération Viande de nulle part, une campagne de dénonciation des jambons et des lardons apatrides.

Elevages XXL, pesticides et OGM

Leur combat se mène sur deux fronts : Internet et les rayons. Pour leur première virée de justiciers en supermarché, les jeunes agriculteurs, membres du syndicat du même nom, ont arpenté les étals de charcuterie d’un magasin Géant à Quimper (Finistère) et d’un E.Leclerc à Brest (Finistère) munis de deux jeux d’autocollants. Le premier, rose et souriant, récompense les « viandes d’origine connue ». Le second, bardé d’une croix noire sur fond jaune, dénonce les « viandes de nulle part ». Les produits étiquetés « origine UE » ne sont pas épargnés. « En Espagne, les céréales qu’on donne aux porcs ont été traitées avec des produits phytosanitaires interdits ici depuis quinze ans », dénonce David Louzaouen, l’un des membres de Viande de nulle part. Il aurait pu également citer l’Allemagne et ses élevages XXL, ou encore la Roumanie et son bétail souvent nourri aux OGM. « En France, les normes sont strictes, constate-t-il. En matière de gestion des effluents, de bien-être animal, d’alimentation ou d’antibiotiques, on a fait de gros efforts ces dernières années. » Afin d’éviter l’amalgame entre ses pratiques et celles de n’importe quel éleveur européen, le jeune agriculteur espère « mettre les marques devant leurs responsabilités ».



De retour de ses virées en supermarchés, le commando publie en ligne ses « relevés d’étiquetage ». Verdict : 0% des jambons cuits Herta affichent leur provenance, 14% chez Madrange et 56% chez Fleury Michon. Conclusion : en matière de transparence, les marques nationales sont des cancres. « Au contraire, les marques distributeurs, comme Marque Repère et Eco+, sont assez exemplaires », commente David Louzaouen. Les jeunes agriculteurs lancent donc un cri de détresse : « Grandes marques, nous attendons vos engagements ! »

La tâche s’annonce ardue. Souvent, pour un jambon donné, les fabricants eux-mêmes ne savent pas où grandit le cochon. Aoste ne s’en cache pas : « Aoste a fait le choix de la qualité, indépendamment de la nationalité », explique son service communication. Du moment que le goût, le texture, la couleur, la teneur en matière grasse répondent à un cahier des charges exigeant et que des milliers de tests sanitaires ont été effectués, le reste importe peu. « Aoste est un transformateur, il achète des pièces et non des porcs entiers », se justifie le groupe. Pour se les procurer, il se fournit aussi bien en France qu’en Espagne, en Allemagne ou aux Pays-Bas, en fonction de l’état du marché. « Cela dépend de ce qui est disponible l’instant T de l’approvisionnement », explique la marque. Dans ces circonstances, impossible d’afficher la provenance sur paquet, « d’autant que, pour certains produits, des pièces de nationalités différentes peuvent être mélangées », précise le service communication.

Conséquence de cette méconnaissance de la provenance de la viande, certaines marques naviguent dans un brouillard complet quant aux conditions d’élevage. Face à nos questions posées par e-mail, Aoste choisit l’esquive :


- Combien de porcs par exploitation ? Combien de porcs au mètre carré ?« Aoste est un transformateur, pas un éleveur. »


- Quel est, dans le détail, la nourriture donnée aux porcs ? Tourteaux de soja ou autre ? Ceux-ci sont-ils génétiquement modifiés ?« Le choix de la nourriture est du ressort des éleveurs. »


- Quels sont les traitements donnés aux animaux : antibiotiques ? Leur usage est-il systématique ?« Le choix des traitements est du ressort des éleveurs. »


- A quel âge les porcs entrant dans la composition des produits Aoste sont-ils abattus ?« Nous achetons des pièces qui doivent respecter des standards de qualité. »

En bref, « le groupe, comme les autres membres de la filière (abattoirs, distributeurs…), n’a aucune marge de décision quant aux conditions d’élevage », indique Aoste. Une ignorance tout ce qu’il y a de plus banal, si l’on en croit son service communication. « Depuis les années 1960, avec l’industrialisation de l’agriculture, la filière s’est totalement fragmentée, si bien que les informations que vous demandez sont impossibles à afficher, commente un attaché de presse. Je vous mets au défi de trouver un transformateur qui sache répondre. »

« Une crise mine le secteur depuis trop longtemps »

A ces mêmes questions, Fleury Michon – chez qui 60% du porc est français, 40% allemand et espagnol – apporte des réponses un brin plus développées. Hormis pour le porc Label rouge, qui grandit sur paille, l’élevage se fait « en majorité sur caillebotis », l’usage des produits vétérinaires « n’est pas systématique », mais fréquent pendant la période de sevrage. Le groupe reconnaît, lui aussi, « qu’une crise structurelle mine le secteur depuis trop longtemps ». Pour lui, bien-être animal, alimentation et traitements sont des « axes de progrès importants ».

Contrairement à ce que suggère Aoste, des engagements existent déjà. Chez Inaporc, on énumère les cahiers des charges auxquels les transformateurs peuvent souscrire : « Bleu Blanc Cœur » ou « bio », pour l’alimentation ; « VPF » devenu « Le Porc français », pour l’origine. Quant au bien-être animal et aux conditions d’élevage, ils sont garantis par le Certificat de conformité produits. Autant d’exigences auxquelles tente de se plier Fleury Michon, tout en se gardant de toujours afficher l’origine des cochons.

« Soixante-dix heures par semaine pour 2 à 3 euros de l’heure »

Parmi les mauvais élèves épinglés par le commando Viande de nulle part, Herta tente également de faire amende honorable. « En 2013, nous avons lancé la filière “Préférence” basée sur un accord tripartite avec les éleveurs et les abattoirs, explique le groupe Nestlé, dont dépend Herta. Chacun s’engage sur l’environnement, l’alimentation et le bien-être animal. » Il n’y aura pas plus de précisions. Expérimentale, la démarche est loin de concerner tous ses jambons, et encore moins toute la filière.

Pourtant, « toutes les marques ont une obligation de traçabilité », rassure l’interprofessionnelle du porc. « Eleveur, abattoir, découpe, transformation- : chaque opérateur enregistre son produit avec un numéro de lot. Donc si on veut remonter la chaîne, on en est capables », explique un ingénieur de l’organisation. Sauf que traçabilité ne vaut pas transparence sur l’ensemble des conditions de production. « Un consommateur ne peut pas demander de remonter tous les maillons. On ne peut pas inscrire sur chaque produit l’ensemble des numéros de lot et les informations techniques qui y sont associées », poursuit- t-il. Pour David Louzaouen, le simple affichage de l’origine serait déjà crucial pour la survie du secteur : « On travaille soixante-dix heures par semaine pour 2 à 3 euros de l’heure, explique l’agriculteur. L’information du consommateur, c’est le seul moyen de redonner de la valeur à notre travail. » Pour faire passer le message, Viande de nulle part intensifie ses actions. Après un rendez-vous au ministère de l’Agriculture mi-février, suivi d’une action dans les supermarchés d’Ile-de-France, les jeunes Finistériens font des émules. Trois mois après le début de la campagne, des confrères de Côte-d’Or, de Charente, d’Ille-et-Vilaine et d’Eure-et-Loir leur ont emboîté le pas. Tous comptent aussi sur les clients. Sur Viandedenullepart.com, des stickers téléchargeables invitent le sympathisant à mettre son grain de sel au rayon charcuterie.

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