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Adrienne Charmet-Alix veut libérer la Toile de ses chaînes
lundi, 22 décembre 2014 / Sonya Faure

A 35 ans, l’historienne porte la voix de la Quadrature du Net, qui défend les libertés numériques. Loin des clichés qui collent à la peau des geeks, elle incarne le nouveau visage des militants 2.0.

Quand elle doit se réveiller pour prendre un avion, Adrienne Charmet-Alix demande à des amis qui vivent sur la côte Ouest américaine de lui téléphoner sans relâche. Elle a du mal à se lever le matin. Parce qu’elle a du mal à se coucher le soir. Comment le pourrait-elle ? Comment caser dans une seule journée son activisme pour un Internet libre, son « fanatisme absolu pour le monde slave » et les répétitions de l’Adagio de Barber avec son chœur ?

Adrienne Charmet-Alix coordonne les campagnes de la Quadrature du Net depuis avril 2014. A 35 ans, elle est devenue l’une des porte-parole de l’association de défense des libertés numériques. Elle a tout, pourtant, de l’anti-geek – du moins comme on aime à se les représenter. Défense de la neutralité du Net – pour éviter que les opérateurs choisissent à notre place ce qu’on peut y trouver. Dénonciation de la surveillance de masse des internautes par les Etats – comme de la collecte des données personnelles par les firmes multinationales. Promotion des « droits culturels de chacun » – le droit d’accéder aux œuvres et de partager la culture plus largement que dans un système de droit d’auteur inadapté à l’ère numérique. La Quadrature multiplie les campagnes, évangélise les élus – de Paris ou Bruxelles –, décrypte les projets de loi ou les stratégies de multinationales. « Nous voulons un monde où des législations protègent les citoyens aussi bien contre les abus possibles des Etats que contre ceux des grandes entreprises », condense-t-elle.

Débit acéré. Caractère certain. « J’ai été prof pendant un an. Avoir des élèves de cinquième qui me demandent quand tourner la page, ça ne m’intéresse pas. » Fausse modestie bannie. « Si je peux faire un peu d’autosatisfaction, je pense que ça a très bien marché. »

Wikipédia contre fiches cartonnées

C’est par Wikipédia qu’elle est venue à Internet. Elle avait alors déjà été mariée (à 20 ans, à un militaire). Elle avait déjà deux enfants. Elle avait aussi divorcé et fait son premier voyage en Sibérie. Elle bûchait sur sa thèse sur le jansénisme. « La plupart des historiens se font des fiches cartonnées, moi, je créais des fiches Wikipédia. Je m’en servais comme d’un bloc-notes. Je n’avais aucune idée du projet de société que ça représentait. » Elle est vite bombardée à la tête de l’association Wikimédia France, qui gère l’encyclopédie en ligne. « Mère de famille, littéraire, provinciale : j’étais tout l’inverse de cette communauté “libriste” très masculine, parisienne, ingénieure. Il s’agissait de toucher d’autres personnes, dont je partageais le vocabulaire. L’associatif, je connais depuis toute petite, j’ai fait dix ans de scoutisme. » Adrienne Charmet-Alix est née dans une famille nombreuse, catholique, bourguignonne et désargentée. « Ma mère portait le kilt et j’ai grandi avec un serre-tête. » Dans sa famille, « on avait des tripotées d’infirmières, d’assistantes sociales, d’éducatrices spécialisées ». Rémi Mathis, ancien président de Wikimédia France, commente : « Issue d’une famille traditionnelle et travaillant dans un milieu qui, par certains côtés, flirte avec l’extrême gauche, c’est à la fois un renversement et une grande fidélité aux mêmes valeurs, notamment le “scout toujours prêt”. »

La communauté en danger

Adrienne Charmet-Alix se dit « politiquement assez sceptique ». Longtemps, elle a choisi de ne pas voter. Elle se méfie de la figure du héros solitaire. Pense qu’Edward Snowden (informaticien américain qui a révélé l’existence de plusieurs programmes de surveillance américains et britanniques) restera dans l’histoire comme un artisan des libertés, mais n’est pas séduite par Julian Assange et son Wikileaks (site Web lanceur d’alerte publiant des documents, notamment issus de fuites d’information) : « Je suis historienne et je n’aime pas qu’on balance des infos sans contexte. » Elle ne refuse pas les honneurs : elle vient d’être décorée de l’Ordre des Arts et des Lettres… le même jour que Mireille Imbert-Quaretta, responsable de la riposte graduée de la loi Hadopi.

Aujourd’hui, la Quadrature du Net va mal (1). L’association n’accepte aucune subvention ni don d’entreprise, ne vit que sur les soutiens de particuliers. « Oui, la Quadrature est en danger. Nous parlons de choses complexes qui font peur. Nous avons énormément de mal à toucher le grand public. Les gens ne veulent pas savoir qu’ils sont surveillés. C’est compréhensible, en face d’eux, le discours politique les conforte : “C’est une affaire de spécialistes, ne vous en faites pas, on s’en occupe pour vous.” »

La nouvelle (co)porte-parole de l’association parviendra-t-elle à convaincre au delà d’une communauté déjà très investie ? « Elle n’est pas de la génération des pionniers, mais de celle qui intègre Internet à sa vie : son profil montre qu’Internet, c’est aussi des questions politiques, sociales, historiques », estime Rémi Mathsis. Une activiste capable de se demander : « Que serait un Wikipédia en créole ? » Ou de dire : « Il est tout à fait possible que, dans cinq ans, j’aie lâché tout ça pour partir marcher seule en Sibérie. »

(1) Pour soutenir la campagne de financement de la Quadrature du Net

Adrienne Charmet-Alix en dates

2009 Présidente de Wikimédia France

2011 Directrice des programmes de Wikimédia France

2014 Recrutée par la Quadrature du Net pour occuper la fonction de coordinatrice de campagne

L’impact

Exerce une veille sur les questions de brevetabilité du vivant

Encourage les citoyens à exercer un contrôle sur les outils du numérique

Contribue à sensibiliser le Parlement européen à la neutralité du Net