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Enki Bilal, le règne animal
jeudi, 27 novembre 2014 / Sonya Faure

Dans son dernier opus, le dessinateur et scénariste imagine la Terre, à réinventer, après un cataclysme. Une planète dévastée et peuplée de créatures en tout genre. Comme celles qui l’ont accompagnées tout au long de sa vie et l’ont amené vers l’écologie.

Il apparaît en pie bavarde ce matin-là, derrière la silhouette de l’ours. Le dessinateur et scénariste Enki Bilal peuple ses bandes dessinées de cyborgs et d’animaux hybrides. Embarquons pour un portrait tout en créatures, animales et mécaniques.

Le zèbre. Certains ont une araignée au plafond. Enki Bilal, 63 ans, a un zèbre dans l’atelier. La tête d’un animal empaillé accrochée au mur. L’album qui sort ces jours-ci, La Couleur de l’air (Casterman), est peuplé de montures mi-zèbres mi-chevaux, à qui la vieille bête a prêté son visage. Dans l’atelier, son regard apaise les angoisses de Bilal. Est-ce grâce à elle que ce dernier volet d’une trilogie très sombre se révèle une fable optimiste ? « La planète se révolte et fait le ménage », résume-t-il. Les volcans aspirent les scories humaines, armes nucléaires ou voitures. « Le mont Blanc se retrouve à côté de l’Annapurna (un sommet de l’Himalaya, au Népal, ndlr), la Terre se réinitialise. C’est absurde. Mais ça fait cinq ans que je vis avec cette histoire. » Bilal n’est pas un luddite – le nom des ouvriers révoltés en Angleterre qui ont détruit des machines industrielles au début du XIXe siècle. « Enki est l’inverse d’un conservateur : tout ce qui est nouveau l’intéresse », témoigne son ami Dan Franck, pour qui il vient de dessiner la couverture de son dernier roman, La Société (Grasset, 2014). Il est fasciné par les nanotechnologies et « la possibilité qu’auront nos corps de se renouveler grâce à une photocopieuse 3D ». Il dit aussi « ne pas être totalement opposé aux OGM, à condition d’être toujours vigilant ».

La machine à dieux. Lors d’une exposition au musée des Arts et Métiers de Paris en 2013, Bilal avait présenté une ronde et rouge « machine magnéto-électrique chercheuse de Dieu(x) ». Dans sa trilogie sur la révolte d’une planète dévastée, il évacue les monothéismes pour un panthéisme joyeux. La Terre vit, ressuscite, guide malgré tout les survivants, hommes ou koalas, vers un Eden burlesque et dévêtu. Bilal, élevé à Belgrade, est le croisement d’un père serbe musulman et d’une mère tchèque catholique. « Il y avait un statu quo entre eux. Ne pas avoir eu d’éducation religieuse a aiguisé ma curiosité. En Bosnie, chez ma tante, je voyais les muezzins, les mosquées… Puis c’était Belgrade et son orthodoxie. A 10 ans je suis arrivé en France et j’observais mes copains se déguiser en costumes blancs pour leur communion catholique. » Bilal a longtemps été athée mais se dit aujourd’hui agnostique. Il a peur de « l’obscurantisme », musulman notamment. « Je suis très surpris qu’en France on ait tant d’empathie pour les femmes voilées, de peur de faire le jeu du Front national. Comme si tout débat devait passer par cette case nauséabonde. »

Le milan sacré. Un jour, Enki Bilal a vu un oiseau de proie métamorphosé en poulet. C’était en Thaïlande, sur l’île de Koh Lanta. Un animal blessé que les propriétaires d’un hôtel avaient soigné, avant de lui couper les ailes pour l’empêcher de s’envoler. Attaché à un piquet pour les touristes. Bilal l’adopte. « Voir cet oiseau si gracieux dans les airs obliger de marcher comme une poularde… » Le milan sacré se baigne dans sa piscine, chasse le lézard en claudiquant. C’était peu avant le tsunami de 2004. Enki Bilal était au marché, dans les terres. Quand il en revient, la mer est à nouveau d’huile. Koh Lanta est relativement épargnée. A côté, sur l’île de Koh Phi Phi, des milliers de morts. « Le décompte macabre a été terrible, accentué par un sentiment de culpabilité de n’avoir rien eu, rien vu. »

L’engagement écologique – il n’aime pas le mot qu’il juge abîmé par la politique, il dit plutôt la « planétologie » – est venu tardivement. « Ce n’est pas en Yougoslavie, sous Tito, que j’allais en prendre conscience. C’était alors la guerre froide, la dissuasion nucléaire. » C’est aujourd’hui qu’il renoue les fils. Le grand parc au sein de Belgrade, sur lequel s’ouvrent ses fenêtres d’enfant. La forteresse au cœur de la ville, qui abrite lézards et crapauds. Les quatre saisons affirmées d’un climat continental. Plus tard, quelques phrases de René Dumont : « C’était le premier que j’entendais parler d’écologie. Mais à l’époque il faisait rire. » Il y a aussi Isaac Asimov, Philip K. Dick, qui « préparent mieux à la prise de conscience environnementale que Proust », s’amuse-t-il.

Trois ans avant le 11 septembre, dans sa trilogie Le Sommeil du monstre (Les Humanoïdes associés, 1998), des religieux font sauter un building new-yorkais. « Le 11 septembre m’a soufflé. » Il dit qu’avec l’attentat du World Trade Center il s’est senti dépassé par le réel, qu’il a dû ouvrir ses planches à autre chose, à l’écologie.

Le dauphin. Longtemps, Bilal a sauté comme un dauphin. C’était à la fin des années 1960, il passait au-dessus de haies de 1,99 mètre de hauteur, toujours en ventral. Le saut ventral, c’était l’athlète soviétique Valeriy Brumel, son idole. Puis les Américains ont importé le Fosbury-flop, que Bilal a refusé d’adopter. « A l’époque, je me disais communiste. Surtout parce que mes copains se moquaient des gens venus de l’Est. Ils pensaient que derrière le mur il n’y avait que pluie et neige. » Depuis 1981, l’homme de gauche déçu ne vote plus. Dan Franck le voit comme « un libre penseur ». Bilal a voyagé sans cesse, n’a pas d’enfants, raconte sa vie passée. « Il est libre de son espace, de son temps, de son histoire et de ses convictions. C’est un homme solitaire, secret. » Il a soutenu Hulot : « Je regrette qu’il ait été évincé comme un malpropre par la soif politique des Verts. Je soutiens sa lucidité. En politique aussi, on est arrivés au moment où il faut une mise à jour, un nouveau disque dur, plus universel, plus humaniste. » Une réinitialisation. –



En dates

1951 Naissance à Belgrade (alors République fédérative de Yougoslavie)

1960 Emménage à Paris avec sa famille

1972 Publie sa première histoire « Le bol maudit », dans le journal Pilote

2005 Publie La Trilogie Nikopol (Casterman)

2007 Publie la série Tétralogie du monstre (Les Humanoïdes associés et Casterman)

2014 Publie La Couleur de l’air (Casterman)