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Emplois, bénéfices : coupes claires dans la forêt française
jeudi, 27 novembre 2014 / Emmanuelle Vibert

Variée et abondante, la forêt hexagonale devrait avoir la banane. Pourtant les pénuries de bois se multiplient et la filière accuse un déficit commercial abyssal. Cherchez l’erreur.

« Voir partir des conteneurs pleins de bois brut en Chine, alors que les gars perdent leur boulot en Normandie, ça fait mal », confie Jean-François Marcheguet. C’est pour lutter à son niveau contre ce paradoxe que le designer parisien a lancé l’été dernier la collection de meubles en chêne B.U.D – pour beau, utile, durable. Des lignes épurées intemporelles, des prix accessibles au plus grand nombre. Comptez 450 euros pour une table de 1,90 mètre en chêne. Ce quadra codirige une agence de production d’images de synthèse et de vidéos pour l’architecture, mais il est doté d’un CAP de menuisier et a fait l’école Boulle (1). L’idée de B.U.D lui est venue il y a trois ans, quand il a conçu avec sa compagne architecte une maison contemporaine en bois, près de la forêt de Lyons, dans l’Eure. « Je cherchais du bois pour fabriquer du parquet et des meubles dans la maison et je suis allé voir la scierie Mommert, juste à côté », une entreprise familiale qui résiste vaillamment à la crise. Avec cette dernière et un ami menuisier, Gilles André, il décide de fabriquer du mobilier en circuit ultracourt, pour faire vivre les artisans locaux. « C’est du mobilier citoyen », clame Jean-François. Et livré à Paris en péniche, s’il vous plaît. « Je voulais réveiller la filière avec du concret. » Et ça tombe bien, car la filière bois a grand besoin d’être secouée. De tous les côtés, les professionnels du secteur s’indignent de ce qu’on lui fait subir.

La quatrième forêt d’Europe

Elle est pourtant pleine de ressources, notre forêt hexagonale. Elle a doublé de surface en cent cinquante ans, s’étend sur 16 millions d’hectares avec des essences variées et figure à la quatrième place des forêts européennes derrière celles de Suède, de Finlande et d’Espagne. Avec un chiffre d’affaires annuel qui s’élève à 50 milliards d’euros, elle fait vivre 450 000 personnes dans l’exploitation forestière, les scieries, la fabrication de meubles, de pâte à papier, de panneaux ou de charpentes. Et son avenir paraît prometteur quand on songe aux marchés qui se déploient : celui de l’énergie avec le développement des chaudières à bois, celui des maisons en bois de plus en plus en vogue, de la rénovation thermique, du bâtiment, de la chimie végétale… Alors qu’est-ce qui cloche ? « Le gros point noir actuel, c’est l’offre », explique Luc Charmasson. Président de l’organisme interprofessionnel France bois industrie entreprise (FBIE), il a pris, au printemps dernier, la vice-présidence du Comité stratégique de la filière (CSF) bois créé par le gouvernement pour relancer le secteur.

« Ces derniers temps, les ruptures d’approvisionnement dans des scieries ou des usines se multiplient, ce qui pousse les entreprises à acheter du bois dans d’autres pays ou à cesser provisoirement leur activité faute de matière première ! » Et comment expliquer des ruptures d’approvisionnement avec une forêt si abondante ? D’abord, par la sous-exploitation. Environ une moitié seulement du bois produit chaque année par nos forêts est coupé. Notamment pour des raisons fiscales : le système actuel incite à investir dans les forêts, mais beaucoup moins à couper les arbres pour les mettre sur le marché. Autre facteur expliquant la pénurie : celui de la demande croissante de bois énergie pour les chaudières particulières ou les centrales industrielles. Mais ce qui fait enrager Jean-François Marcheguet comme tant d’autres, c’est de voir une bonne partie de la ressource française partir directement satisfaire la demande asiatique. « Les Chinois ont pillé leurs forêts, raconte Nicolas Douzain, délégué général de la Fédération nationale du bois (FNB), une autre des principales organisations professionnelles de la filière. Et il y a une dizaine d’années, leur gouvernement a pris des mesures radicales d’interdiction d’exploitations forestières. » Alors pour satisfaire leurs usines boulimiques, les Chinois achètent du bois à l’extérieur. En 2013, selon la FNB, un million de mètres cubes de grumes (troncs d’arbres ou portions de troncs, pas encore équarris et couverts de leur écorce) ont été expédiés en Chine (sur une récolte totale en France de près de 40 millions de mètres cubes), soit une perte de 800 millions d’euros de valeur ajoutée pour l’industrie française. Car exporter des grumes plutôt que des produits finis est un non-sens économique, selon Nicolas Douzain : « Un mètre cube de grumes exporté rapporte 80 euros, avec une valeur ajoutée de seulement 10 euros pour toute la filière, explique-t-il. Mais si on exporte du sciage (des planches, ndlr), on les vend 200 euros par mètre cube. Et si on va au bout de la chaîne et qu’on exporte des produits finis, on grimpe à 1 500 euros le m3. » C’est d’autant plus rageant que les Asiatiques nous vendent en retour des produits manufacturés. Résultat : la balance commerciale de la filière accuse un déficit sérieux de 5,6 milliards d’euros en 2013, dont les deux tiers sont le fruit de l’importation de meubles et sièges en bois, de papier et de carton.

Un projet prometteur

Comment sortir de cette crise ? Pour Luc Charmasson, cela passe par une réforme de la fiscalité pour encourager les propriétaires à vendre leur bois et par des aides financières à la replantation et à la sortie du bois des forêts. « Nous sommes dans la famille des énergies renouvelables, souligne-t-il. Or, il existe des aides pour le photovoltaïque et l’éolien, alors que l’Etat se contente de subventionner les chaudières à bois, sans aider la production de la matière première. » Enfin, selon l’expert, il faut « développer les marchés, innover, et notamment dans la construction ». Le projet « grands immeubles bois », initié par le gouvernement, y contribue. Il s’agit de construire d’ici trois ans dix bâtiments en bois de 7 à 15 étages de haut et de réfléchir ainsi aux freins réglementaires ou technologiques qui doivent être levés pour créer un tel marché. Par ailleurs, les travaux du CSF, lancé à la fin de l’année 2013 par Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, et par Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, vont déboucher sur un « contrat de filière », qui donnera une nouvelle dynamique au secteur.

Pour Nicolas Douzain, cette politique gouvernementale est un « rayon de lumière » qui fait du bien : « On a la forêt qu’il faut, les professionnels ont envie d’agir, le plan gouvernemental tient la route en matière d’innovation, de recherche, de formation. Reste à dénouer le problème de la ressource. » Et sur ce terrain, il y a, selon lui, urgence à intervenir au niveau européen. « L’Europe est la seule zone forestière digne de ce nom qui n’a pas de politique douanière pour gérer ses ressources en bois. L’Afrique, les Etats-Unis protègent leur marché. Chez nous, c’est open bar, de la mondialisation à l’état pur. Or, il faut des mesures européennes concertées car si la France agit seule dans son coin, les grumes partiront en Asie via la Belgique, la Hollande ou l’Espagne. » Pour Nicolas Douzain, c’est une question de politique industrielle, mais aussi de respect pour les arbres et ceux qui leur ont donné le jour. « Nos ancêtres doivent se retourner dans leur tombe. Ils n’ont pas planté ces arbres pour que les générations suivantes les saccagent en gagnant trois euros. » —

(1) Ecole supérieure des arts appliqués spécialisée dans l’industrie du meuble et l’architecture d’intérieur.



Vite, plantons du peuplier

Le point commun entre barquettes, cagettes, boîtes de camembert, contreplaqué ou tiges d’allumettes ? Le bois de peuplier ! Problème : depuis 2006 en France, on en plante moins qu’on en coupe et un déficit de 2 000 hectares se creuse chaque année. A ce rythme, on file droit vers une pénurie généralisée vers 2020. Pour éviter la catastrophe, un groupe d’industriels et d’exploitants a lancé une charte « Merci le peuplier », aidés financièrement par plus de 50 entreprises qui l’ont déjà signée. —


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