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Pêche au thon : la guerre de la France contre l’Espagne
vendredi, 24 octobre 2014 / Karine Le Loët /

Rédactrice en chef à « Terra eco ».

Vidéo à l’appui, Greenpeace dénonce l’utilisation des dispositifs de concentration de poissons, une technique de pêche destructrice. Depuis 2011, les professionnels français tentent d’en limiter l’usage mais peinent à résister à la concurrence espagnole.

Ce mardi, Greenpeace a largué une vidéo sur le web. On y voit pêle-mêle requins, tortues, raies pris dans un filet et rejetés en vrac, morts ou presque, à la mer. Des images choquantes pour dénoncer la violence des dispositifs de concentration de poisson (DCP) (voir leur campagne). Car la technique, qui consiste à larguer des objets flottants en mer et à revenir chercher à la senne les poissons qui, dans leur ombre, se seraient amassés, est peu discriminante. Si elle vise le thon tropical et notamment le listao une espèce très consommée dans les boîtes de conserve en France, « on retrouve aussi, dans les filets, de jeunes albacore et de jeunes patudo qui, lorsqu’ils sont juvéniles, se mêlent aux listao adultes qui ont la même taille qu’eux », précise Alain Fonteneau, directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Et outre les juvéniles, des prédateurs et d’autres espèces protégées se mêlent aussi aux prises.

Un requin, pris accidentellement par un thonier français, lors d'une pêche sur DCP

Se réfugier sous des objets flottants ? Les poissons l’ont toujours fait mais pour quelles raisons ? « Il y a de nombreuses théories, souligne Alain Fonteneau. En tout cas, ce n’est pas pour la nourriture. Sous ces objets flottants, on trouve une cinquantaine, une centaine de thons, ils doivent donc voyager aux alentours pour trouver à manger. Est-ce pour se protéger des prédateurs ? Est-ce par instinct ? Aucune théorie n’est vraiment convaincante. » Mais à comportement ancien, méthode de pêche ancienne. « On retrouve trace de l’utilisation d’objets flottants dans des textes datant de l’Antiquité », souligne Yvon Riva, président d’Orthongel, l’organisation des armateurs de thoniers tropicaux français. Mais si les pêcheurs n’ont fait qu’exploiter une tendance naturelle du poisson à s’attrouper en dispersant eux-mêmes des objets flottants artificiels, c’est devenu plus pervers lorsqu’ils ont utilisé des balises radio HF puis GPS pour retrouver leurs prises », souligne Yvon Riva.

Une course inégale

Efficaces, les DCP se sont multipliés, notamment sur les bateaux battant pavillon français et espagnols – les deux seules flottes thonières d’Europe. Fin 2011, lors d’un colloque à Tahiti, les scientifiques tirent la sonnette d’alarme. Et les professionnels français entendent leur appel. « La principale préoccupation de la profession, c’est de conserver une activité durable. Si on tape dans les stocks de manière irraisonnée, la pêche risque de s’épuiser dans 4, 5, 10 ans. On ne veut pas reproduire l’exemple malheureux du thon rouge pour lequel des mesures ont été prises trop tard », assure Yvon Riva. Dans le sillage du colloque, Orthongel impose à ses armateurs de limiter le nombre de DCP actif par navire à 150. Un nombre « fixé au doigt mouillé » précise Yvon Riva qui assure que les scientifiques n’ont pas, « sous la pression du secteur », pu travailler sur le sujet.

Mais pendant que les Français se brident, les Espagnols poursuivent sur leur lancée et équipent chacun de leur bateau de 500 voire 1000 DCP. La course devient inégale. « Quand un bateau espagnol prend 20 000 tonnes, un Français prend 6500 tonnes. Comme on fait plus de pêche en bancs libres, on pêche davantage de gros Albacore qui ont plus de valeur. L’écart, important, sur le tonnage se resserre un peu sur le chiffre d’affaires », précise Yvon Riva. Il n’empêche, assure-t-il : « On ne pourra pas tenir encore longtemps, on ne tiendra pas nos patrons. Déjà une dizaine d’entre eux sont partis naviguer chez les Espagnols pour gagner plus d’argent. » Le patron d’Orthongel entend obtenir l’appui de l’Europe pour imposer un gel des DCP sur les zones de pêche tropicale en attendant que les scientifiques aient eu le temps de se pencher sur la question. L’organisation plaidera sa cause pour la zone Atlantique lors du sommet de la CICTA (Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique) en novembre puis, pour l’Océan indien, lors de la réunion annuelle de la CTOI (Commission thonière de l’Océan Indien) en avril suivant. Un soutien difficile à obtenir. « L’UE ne veut pas être à l’origine d’une guerre entre deux Etats-membres », souligne Yvon Riva. Car l’Espagne est ferme. Dotée d’un système productiviste, avec de gros navires qui pêchent en grosses quantités et des marins payés au tonnage - les Français sont payés au pourcentage sur le chiffre d’affaires - elle ne veut pas renoncer à ses DCP. Mais Yvon Riva est confiant : « Je pense que d’ici à deux ans, on risque d’y arriver. »

Plus de transparence pour le consommateur

Mais si les professionnels se battent pour la limitation de la pratique - « On ne demande pas l’interdiction de la DCP. C’est contre l’excès que l’on se bat », assure Yvon Riva - les ONG, elles, préfèrent réclamer le bannissement pur et simple de la technique, arguant que d’autres méthodes existent. Parmi elles, la pêche sur bancs libres. C’est la technique utilisée pour les thons de germon qui fraient notamment dans le Golfe de Gascogne et ne s’intéressent guère aux objets flottants. Son avantage ? « Elle vise les poissons plus gros », souligne Hélène Bourges, chargée de mission pour Greenpeace, puisque les bancs de poissons en migration qu’elle cible comportent des espèces « souvent mono-spécifiques, avec moins de juvéniles », poursuit la chargée de mission de Greenpeace. D’ailleurs pour l’Albacore, « la pêche sans DCP se pratique déjà très bien », assure-t-elle.

Mais elle a le défaut d’être moins efficace : « Un coup de filet sur deux ne rapporte rien, décrypte Alain Fonteneau. On peut très bien ne rien trouver sur un secteur pendant deux, trois heures. En revanche sous un objet flottant, on trouvera à coup sûr une cinquantaine, une centaine de listao. » Yvon Riva appuie : « On n’arrivera jamais à pêcher les quantités actuelles nécessaires pour satisfaire la demande en thon sans DCP. » Mais les choses pourraient changer si le marché devenait plus exigeant et les consommateurs mieux informés, assure Greenpeace. Pour contrer la toute-puissance espagnole, l’ONG réclame plus de transparence : « Notre travail c’est d’investir les marques, de créer une demande en nous adressant aux consommateurs. Pour que ceux-là demandent des produits différents, plus durables », précise Hélène Bourges. Mais avant tout, « il faut qu’on ait la capacité d’identifier les produits avec une mention “thon pêché sans DCP”. » Une distinction impossible aujourd’hui puisque les senneurs utilisent alternativement les deux techniques et mêlent les stocks.

En optant pour le thon pêché sans DCP, les consommateurs pourraient-ils gagner en qualité du poisson ? Tout dépend des goûts, assure Alain Fonteneau :« Sous les objets flottants, les poissons sont amaigris, leur taux de lipides est moins important. Pour certains, ça fait du poisson moins bon. Pas pour les Japonais qui préfèrent leur poisson sans aucune graisse. Le nec plus ultra pour eux, c’est le listao pêché par DCP, c’est le plus cher. »


Quid des autres techniques

Outre la pêche à la senne avec ou sans DCP, le thon peut aussi s’attraper à la palangre. Très pratiquée par les asiatiques, cette technique consiste à laisser traîner une ligne bardée d’hameçons dans le sillage du navire. Si elle permet de pêcher des poissons à haute qualité marchande (c’est notamment le cas du thon rouge ou du patudo utilisés dans les sashimis), elle donne moins de prises que sa cousine, la pêche à la senne. Mais elle n’est pas non plus exempte de critiques : elle est notamment très nocive pour les requins, pris dans les palangres ou blessés par les hameçons. Reste la pêche à la canne, plus traditionnelle, qui consiste simplement à positionner des dizaines de cannes à pêche le long d’un navire. Mais « il faut beaucoup de main d’oeuvre et c’est assez dangereux », souligne Alain Fonteneau, chercheur à l’IRD. Et elle pose un autre problème, environnemental celui-là : elle utilise des appâts vivants, des petits poissons, des juvéniles, qu’elle soustraie à la pêche artisanale.


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Un requin, pris accidentellement par un thonier français, lors d’une pêche sur DCP
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