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La City, capitale des capitaux
jeudi, 30 octobre 2014
/ Eve Charrin
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Sur ces deux kilomètres carrés, des milliards de milliards d’euros s’échangent chaque jour. Mais la City londonienne est aussi un lobby puissant qui tente d’influer à Bruxelles et… une commune libre aux traditions médiévales.
Sans ancrage, la finance ? Pas d’accord. Aussi globalisés et dématérialisés que soient les marchés, dame Finance, comme vous et moi, a besoin d’un lieu pour s’épanouir. Son adresse favorite ? La City, à Londres, qui dispute à Wall Street le titre de première place financière mondiale. C’est là que s’échangent chaque jour 2,7 milliards de milliards de dollars (2,13 milliards de milliards d’euros) en devises, soit 40 % des flux planétaires. Et c’est aussi là que sont émis et revendus 70 % des titres obligataires du monde. Si les chiffres défient l’imagination, la City, elle, n’a rien d’abstrait. Au bord de la Tamise, dans le cœur historique de la capitale anglaise, entre le dôme monumental de la cathédrale Saint-Paul, le Barbican Centre et les échoppes vernissées de Leadenhall Market, que l’on croirait sorties d’un roman de Dickens, prospèrent près de trois cents banques et fonds d’investissement.
De HSBC à Barclays, de Goldman Sachs à la Deutsche Bank, en passant par la Bank of China ou la Moscow Narodny Bank, la City, c’est définitivement the place to be pour élaborer de nouveaux produits financiers, toujours plus sophistiqués, avec les spécialistes les plus pointus et une régulation souvent qualifiée de « light touch » : légère. Trop légère, c’est sûr, avant la crise de 2008-2009 : « La Financial Services Authority (L’autorité des services financiers, ndlr), chargée de surveiller les pratiques du secteur, était aussi censée “ sauvegarder la compétitivité de la City ”, ce qui était totalement contradictoire et justifiait toutes les dérives, fait remarquer Greg Ford, de l’ONG Finance Watch. Les exigences de fonds propres étaient minimales et le développement du shadow banking (activité financière d’organismes qui ne sont pas des banques, ndlr) assez incontrôlable. »
Aujourd’hui encore, « les décideurs politiques britanniques, qu’ils soient travaillistes ou conservateurs, restent persuadés que la City est un bien national, quelque chose comme une poule aux œufs d’or », observe Robert Jenkins, ancien gestionnaire de fonds passé par la Banque d’Angleterre, aujourd’hui professeur à la London School of Economics. Résultat : pas touche ! La City fonctionne comme une petite république des marchés, avec un fort degré d’autonomie et une évidente influence politique.
En 2001, Spitalfields Market, dans le quartier assez déshérité de Tower Hamlets, se trouve menacé par un gros projet immobilier. A l’étroit dans ses frontières historiques, la City rêve de s’étendre. « On a porté l’affaire devant les tribunaux, raconte lord Maurice Glasman. Dans l’attente du verdict, les travaux ont été interrompus. En pareil cas, d’habitude, le promoteur se décourage. Or, les ouvriers continuaient à venir tous les jours, coiffés de leur casque de chantier, payés à ne rien faire. J’ai compris alors que le projet bénéficiait du soutien financier de la puissante City of London Corporation. »
Quoi, qui ça ? Ville franche depuis le XIe siècle, « la plus ancienne démocratie municipale au monde », selon le site maison, la City of London Corporation constitue, selon Maurice Glasman, « une aberration institutionnelle ». Laissée volontairement de côté par Guillaume le Conquérant, qui s’emparait du reste de l’Angleterre, la commune marchande s’est développée « hors du cadre des institutions britanniques », poursuit le lord travailliste. Cette entité « bizarre », « jamais endettée », dispose (depuis 1189, excusez du peu) d’un lord-maire élu chaque année, qui n’est pas le maire de Londres, mais gouverne exclusivement le Square Mile. Un petit Etat dans l’Etat : « Au cours de l’histoire, le lord-maire s’est dressé à plusieurs reprises contre l’autorité du roi, rappelle lord Maurice Glasman. Cromwell, rebelle, a trouvé refuge dans la City. »
Folklorique ? Pas seulement : « La tradition, c’est du soft power », résume Nick Matthiason, du Bureau of Investigative Journalism (bureau de journalisme d’enquête), désignant par là le pouvoir efficace et diffus du rayonnement culturel. Irrésistible ! Forte de son passé médiéval de commune libre et de son patrimoine historique accumulé par les guildes pendant des siècles, la City of London Corporation dispose à la fois d’un fort capital de sympathie et… d’un capital tout court. Constitué au fil des siècles, le fonds d’investissement des guildes, City Cash, se monte à 1,8 milliard de livres sterling (2,2 milliards d’euros). A la clé, un lobby sans pareil.
Elu essentiellement par le management des entreprises de la City, au prorata de leurs effectifs – un cas unique au monde (Voir encadré au bas de cet article) –, le lord-maire est en effet chargé officiellement de « soutenir la City comme leader mondial de la finance ». Nul doute qu’Alan Yarrow, le tout nouveau lord-maire, fort d’une belle carrière au sein de la banque privée Kleinwort-Benson, remplira parfaitement cet office – comme l’avait fait avant lui l’avocate d’affaires Fiona Woolf, supportrice de la dérégulation financière, de Hong Kong à Bahrein. L’un comme l’autre peuvent compter sur Mark Boleat, « chef des politiques et des ressources », véritable Premier ministre de la City, très actif à Londres comme à Bruxelles.
Dans la capitale européenne, il passe « deux à trois jours par mois » et dispose d’un bureau « avec deux salariés et demi ». Dans son collimateur, en autres, la taxe sur les transactions financières, initiée après la crise pour introduire un grain de sable dans les rouages de la spéculation, sur le modèle de la taxe Tobin, en cours d’adoption par onze pays de l’Union européenne : « Nous n’aimons pas ça. » Très cash, Mark Boleat explique qu’il s’efforce d’empêcher la taxe de voir le jour. Ses armes ? Argumentaires techniques et relations publiques.
Les deux visages de la City of London Corporation
Autorité municipale, la City of London Corporation gère, comme toute commune, le nettoyage des rues, l’enlèvement des ordures, l’entretien des espaces verts, ainsi que des services culturels, comme le Barbican Centre. Lobby puissant, elle « soutient et promeut la City comme leader mondial de la finance ». Chaque année, les résidents de la City (environ 10 000 personnes) et les entreprises enregistrées dans le Square Mile élisent le lord-maire et le conseil municipal. Les habitants disposent d’une voix chacun, comme dans toute démocratie. Les entreprises disposent, elles, de 32 000 voix réparties au prorata de leurs effectifs, exercées par la direction. —
Le mois prochain, retrouvez notre reportage au siège de l’ONU, à New York.
Le site de l’ONG Finance Watch
Article du Telegraph sur l’élection du lord-maire Alan Yarrow