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« Il y a une forme d’illusion à penser pouvoir contrôler le futur »
jeudi, 30 octobre 2014
/ Camille Chandès
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En stockant les déchets nucléaires, l’homme a pour la première fois conscience que ses choix auront un impact sur les générations futures. Mais, pour les protéger, peut-être faut-il d’abord prendre soin de notre présent, estime la socio-anthropologue Laurence Raineau.
Pourquoi, en tant que socio-anthropologue, travaillez-vous sur le projet de stockage profond de Bure, dans la Meuse ?
La problématique des déchets est devenue centrale par rapport au choix du nucléaire. Ils renvoient à la question des générations futures et de la transmission de la mémoire. Avec ma collègue Sophie Poirot-Delpech, qui travaille sur la dimension mémorielle des objets techniques, nous avons décidé de nous pencher sur les projets de stockage profond des déchets nucléaires. Nous sommes entrées en contact avec l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) afin de pouvoir mener un travail de terrain à Bure et de comprendre la manière dont le projet était vécu.
Qu’avez-vous observé ? Il y a une pluralité de représentations du temps et un paradoxe : autant les acteurs du projet, principalement les géologues, ont une vision claire de ce qui pourrait arriver dans un futur très lointain, autant l’incertitude est forte lorsqu’on se rapproche du présent.
Quelles questions nouvelles soulève le stockage profond ? Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que nos actions dans le présent ont des effets sur un futur très lointain. Par exemple, les Gaulois ont pollué au mercure les rivières et ceci ne disparaîtra jamais. En revanche, ce qui est fondamentalement nouveau avec les déchets nucléaires, c’est que nous en avons conscience. Nous faisons des choix qui engagent les générations futures. Nous savons que les déchets issus de cette industrie auront un impact nocif qui s’étendra pour certains à des milliers, voire des millions d’années.
En décidant de stocker ces déchets pour l’éternité, n’enlève-t-on pas aux générations futures la possibilité de faire leurs propres choix ? C’est la thèse du sociologue Yannick Barthe. Les déchets que nous produisons ont des effets néfastes. En proposant de les enfouir, les promoteurs du projet de stockage prétendent – dans un souci de bienveillance – dégager les générations futures de l’obligation de les gérer. Mais, dans le même temps, ils leur retirent le choix de décider de leur avenir. C’est ce problème qui a conduit à introduire la possibilité d’une réversibilité du stockage géologique durant cent ans.
Qu’est-ce que cela dit de notre rapport au temps ? Il y a une forme d’illusion à penser que l’on peut contrôler le futur. La complexité des choix techniques actuels rend encore plus incertain le futur que nous créons. Nous savons que notre action a des effets inédits en termes de danger pour la planète, les hommes et la vie. On continue pourtant à agir au regard des impératifs économiques du présent.
Est-ce réaliste de vouloir prévenir les générations futures sur dix mille ans en ayant recours à un arsenal de marqueurs ? C’est réaliste de vouloir le faire aujourd’hui, puisque nous sommes dans un grand projet technologique qui pose des problèmes dans le futur. Il faut donc répondre à ce problème d’une manière ou d’une autre. Ce qui ne serait pas réaliste, c’est de penser que ces marqueurs et ces messages, qu’on essaie d’envoyer dans le temps, vont être compris. Le grand paradoxe est finalement de vouloir contrôler la manière dont nos descendants vont se ressaisir de ces déchets pour les interpréter, alors même qu’ils ne pourront pas le faire matériellement.
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Laurence Raineau est socio-anthropologue, elle travaille sur les transformations qui s’engagent en réponse à la crise écologique.
En dates
1994 Doctorat en sciences économiques. Depuis 2000 Chercheuse à l’université Paris-I
2012 Publication, avec Sophie Poirot-Delpech, de Pour une socio-anthropologie de l’environnement (L’Harmattan)
2015 Publication prévue de l’étude « S’en remettre à la Terre, réflexion autour du projet de stockage géologique des déchets nucléaires », dans la revue d’anthropologie et d’histoire des arts Gradhiva