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« Militer pour la gratuité des autoroutes est de la pure démagogie »
mercredi, 15 octobre 2014 / Karine Le Loët /

Rédactrice en chef à « Terra eco ».

Pour le spécialiste des transports Yves Crozet, non seulement il ne faut pas rendre gratuites les autoroutes mais il faut rendre payant l’ensemble du réseau routier.

Ce mardi, Ségolène Royal, la ministre de l’Ecologie, a mis les pieds dans le plat. Puisque les sociétés autoroutières se gavent sur le dos des usagers, pourquoi ne pas récupérer une partie des recettes pour compenser l’abandon de l’écotaxe et, parallèlement, baisser les tarifs autoroutiers de 10%, « avec une gratuité par exemple le week-end » ? Une idée balayée illico par Matignon qui a indiqué qu’une telle mesure était « difficilement envisageable ». Pour Yves Crozet, membre du Laboratoire d’économie des transports, à Lyon, évoquer la gratuité donne la furieuse impression que nous sommes en campagne électorale.

Terra eco : Pourquoi êtes-vous contre la gratuité des autoroutes ?

Yves Crozet : Je peux vous raconter une histoire amusante. Après l’élection de François Mitterrand, en 1981, Pierre Mauroy (alors Premier ministre, ndlr) devait faire un discours pour annoncer la fin des péages autoroutiers. Le cabinet de Charles Fiterman (ministre d’Etat chargé des transports à l’époque, ndlr) l’a alerté en lui disant que ça signifierait une importante perte de ressources. Le mythe de la gratuité est ancrée dans la tradition historique, politique. Il est encore très fort aujourd’hui. Les Verts poussent par exemple à une tarification unique du Pass Navigo et, dans certaines villes, à la gratuité des transports en commun. La maire nouvellement élue à Avignon (Cécile Helle, socialiste, ndlr) l’a été en prônant la gratuité des transports en commun. Mais appliquer la gratuité dans des secteurs où les usagers sont solvables et clairement identifiables, comme c’est le cas pour les autoroutes, est absurde. On n’envisagerait jamais de rendre gratuits les transports aériens ou les TGV dans la mesure où ceux qui les utilisent ont les moyens. Pour les autoroutes, les principaux bénéficiaires sont les transporteurs routiers, les chargeurs mais aussi les salariés dont les déplacements sont payés par les entreprises, ou les vacanciers.

Ne peut-on pas renverser cette théorie ? N’est-ce pas parce que ces services sont aujourd’hui payants que leurs usagers sont solvables ? Et les maintenir payants n’est-il pas en interdire l’accès aux catégories sociales les moins défavorisées ?

L’argument de l’équité sociale est éculé. Si on veut subventionner les catégories modestes par une prime mobilité – en rendant par exemple gratuits les transports en commun pour les chômeurs – on peut le faire, mais donner la gratuité à tous au nom des plus pauvres, c’est de l’enfumage ! Ainsi militer pour la gratuité des autoroutes est de la pure démagogie. En réalité, non seulement il ne faut pas aller vers la gratuité des autoroutes mais il faut étendre la tarification au reste des routes.

Pourquoi ?

La loi de Wagner montre que plus le niveau de vie augmente plus la part des dépenses publiques dans le PIB augmente. Simplement parce que les besoins en services que seul l’Etat peut fournir augmente. C’est le cas de la justice, de la police mais aussi de l’armée, de l’éducation, de l’éclairage public, du traitement des eaux usées, de la Sécurité sociale… Plus on est riche, plus on demande de services publics. L’Etat a donc un rôle important mais doit aussi être plus performant. Il doit revoir le statut des fonctionnaires comme en Suisse ou encore déléguer au secteur privé ce qu’il sait parfois mieux faire. C’est pour cela que l’Allemagne ou le Royaume-Uni tarifient les études universitaires. Apprendre à lire c’est un droit qui relève du service public, un master c’est un bien strictement privé. Pour la route, c’est pareil. Il faut initier un changement de paradigme. Certes, au XIXe siècle, il était logique que la route soit gratuite. Il fallait développer les échanges et construire l’unité nationale. Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. C’est pour cela que l’Allemagne fait aujourd’hui payer les poids lourds et réfléchit à faire payer les voitures.

La solution de l’écotaxe vous semblait donc bonne ?

Bien sûr. Pourquoi la route serait la seule industrie de réseaux qu’on ne paierait pas ? On paie bien l’électricité, l’eau, le téléphone, l’avion et le train. Certes, la route, on la paie déjà beaucoup. Mais on peut réajuster les paiements. Si on fait la voiture à 2 litres aux cent, on consommera moins de carburants, la recette de la TICPE (Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques, ndlr) va baisser. Pourquoi ne pas la doubler, la tripler ? Ou alors passer d’une logique de taxation du carburant à une taxation de l’usage de la route. C’était l’objectif de l’écotaxe. C’est pour cette même raison que les Suisses ont introduit la vignette et la redevance poids lourds. Mais en France, on aime bien raconter de belles histoires et rêver à la gratuité.

Dans sa déclaration, Ségolène Royal a attaqué les concessionnaires autoroutiers qu’elle accuse de se gaver sur le dos de l’Etat et des usagers. Qu’en pensez-vous ?

C’est vrai que les concessions autoroutières sont une poule aux œufs d’or. Mais dont l’Etat bénéficie aussi. En 2004, il y avait un arbitrage à faire : soit on laissait les autoroutes dans le service public, et l’Afift (Agence de financement des infrastructures de transport en France, ndlr) encaissait les recettes, c’était le choix de Raffarin (alors Premier ministre, ndlr). Soit on encaissait l’argent tout de suite et on vendait la rente des vingt-cinq prochaines années. Ce fut le choix de Villepin (Premier ministre de 2005 à 2007, ndlr). Mais le pactole n’a pas été perdu par l’Etat pour autant. Parce que la rente encaissée par les sociétés privées est plus importante qu’elle ne l’aurait été dans le public. C’est ce que vous pouvez retrouver dans l’avis de l’Autorité de la concurrence (Voir pdf page 42).

Depuis 2004 et la privatisation, les bénéfices ont doublé alors que les tarifs ont évolué comme les années précédentes. Comment les sociétés d’autoroute ont-elles fait ? Elles ont réduit leurs effectifs en installant des péages automatiques, rationalisé leurs dépenses… Si les autoroutes étaient restées dans le giron d’une entreprise semi-publique, la rente aurait été en partie dilapidée. Or, cette rente, l’Etat en récupère une partie très importante, plus de 3 milliards avec les divers impôts, taxes et charges sociales. Mieux, lors du renouvellement des contrats, les concessions vaudront plus cher. En fait, l’Etat et les sociétés autoroutières sont complices dans cette affaire. Mais comme le dit la Cour des comptes, il faut faire attention à ne pas oublier l’usager. C’est pour cela qu’il faut un régulateur qui puisse calmer le jeu, assurer la stabilité des tarifs…

Aujourd’hui, l’Etat parle de conditionner le prolongement des concessions à la réalisation de travaux d’envergure…

C’était l’idée de Cuvillier (secrétaire d’Etat aux transports jusqu’en août 2014, ndlr) et elle est astucieuse : demander des travaux de 2 ou 3 milliards d’euros sur les routes nationales en échange de la prolongation des concessions. L’Etat étant impécunieux, il est prêt à tout pour récupérer des moyens financiers. Mais il faut être vigilant à ce qu’il ne soit pas roulé dans la farine. C’est pour cela que Bruxelles n’a pas donné son accord et que l’Autorité de la concurrence émet des doutes sur le caractère équilibré de l’accord. Parce qu’il n’y a pas de mise en concurrence et que l’Etat se place en position de faiblesse. Nous avons l’image d’un Etat omnipotent, omniscient, bienveillant et puissant. La vérité est qu’il est radicalement faible car assailli par des demandes multiples. C’est pourquoi il est nécessaire, dans le domaine autoroutier comme dans d’autres, de mettre en place un régulateur qui protège l’Etat de lui-même.