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Peut-on vraiment punir l’obsolescence programmée ?
mardi, 30 septembre 2014 / Amélie Mougey

L’Assemblée nationale a adopté un amendement qui sanctionne l’obsolescence programmée. Mais comment prouver ce délit ?

Préméditer la mort d’un grille-pain dès sa conception pourrait mener en prison. Un amendement à la loi sur la transition énergétique, adopté vendredi 26 septembre en commission spéciale à l’Assemblée nationale, stipule que « raccourcir intentionnellement la durée de vie d’un produit » constitue une tromperie commerciale. Or le code de la consommation prévoit, pour ce délit, une peine allant jusqu’à 300 000 euros d’amende et deux ans de prison.

« Enfin ! On réfléchit à la question des déchets en prenant le mal à la racine », se réjouit Delphine Lévi Alvarès, membre de l’association Zéro Waste France (anciennement Centre national d’information indépendante sur les déchets). Au ministère de l’Ecologie, l’enthousiasme est plus contenu. Si Ségolène Royal juge ce texte « intéressant », la ministre considère que « le problème c’est son applicabilité ». De fait, avant qu’un fabricant de grille-pain ne se retrouve sur le banc des accusés, au moins trois zones d’ombres devront être éclaircies.

Premier problème, les juges chargés de punir l’obsolescence programmée risquent de philosopher longtemps sur sa définition. Pour l’heure, aucun indicateur ne permet de recenser les cas où la mort d’un objet est prématurée. « Il faudrait un étalon de longévité pour chaque produit, mais ce travail n’a jamais été fait », déplore Delphine Lévi Alvarès. En l’absence de preuves formelles, certains économistes dénoncent un « mythe complotiste » visant les industriels. C’est le cas d’Alexandre Delaigue, professeur à l’université de Lille. Selon lui, l’idée que les objets étaient plus plus résistants par le passé est le fruit d’ « un biais de survie » : « Les seuls réfrigérateur des années 1950 que l’on voit aujourd’hui sont ceux qui fonctionnent encore, on en fait une généralité », développe-t-il. Quant aux puces électroniques qui programmeraient des pannes incurables au bout d’un certain nombre d’utilisations (voir le document Prêt à jeter) , « à part pour quelques produits isolés, leur existence n’a jamais été démontrée », soutient-il. A ses yeux, cette loi n’a tout simplement pas d’objet.« Ce serait comme légiférer sur la présence d’alligators dans les égouts », raille-t-il.

L’association les Amis de la Terre conteste : « La durée de vie moyenne des appareils électroménagers serait aujourd’hui en moyenne de 6 à 8/9 ans alors qu’auparavant elle était de 10 à 12 ans », indique un rapport publié en 2010. « L’obsolescence programmée prend rarement la forme d’une puce électronique », concède Delphine Lévi Alvarès. « Mais cette notion recouvre une réalité bien plus vaste. Lorsqu’un objet n’est pas réparable ou qu’il présente des incompatibilités techniques (voir notre article « Iphone 5 : péché d’obsolescence programmée ? », ndlr), il s’agit aussi d’obsolescence programmée », développe Camille Lecomte, chargée de la campagne mode de production et de consommation responsables aux Amis de la Terre.

(Crédit photo : Dullhunk - flickr)

Les associations sont confiantes : l’amendement sera clarifié par la jurisprudence ou par décret. En attendant, le Conseil constitutionnel pourrait être saisi au nom de « l’exigence de clarté de la loi. »

Vient ensuite la question de l’intention. Comment démontrer que la mort prématurée d’un produit était préméditée ? « C’est impossible », estime Alexandre Delaigue. « L’entreprise peut très bien privilégier le coût, le design ou l’innovation au détriment de la longévité, sans pour autant rechercher l’obsolescence. » Ainsi, si votre grille-pain tombe en panne dès sa garantie expirée ce n’est peut-être pas pour vous pousser à en racheter un neuf, mais simplement parce que le constructeur a choisi d’utiliser des matériaux bon marché. « Cette loi consiste à demander à un juge de se prononcer sur des arbitrages industriels », déplore Alexandre Delaigue.

C’est précisément à ces arbitrages que le député Eric Alauzet (Europe Ecologie - Les Verts), porteur de l’amendement, entend s’attaquer. « Cette loi a aussi une portée symbolique, elle doit inciter les entreprises à se détourner des produits de mauvaise qualité avec des composants fragiles parce qu’il en va de leur honnêteté mais aussi de leur réputation, précise-t-il. Cette mesure complète un arsenal législatif destiné à favoriser l’économie circulaire. ». Ainsi, en mars dernier, la loi sur la consommation a rallongé de six mois à deux ans l’obligation de garantie.

Grâce aux « signalements ». Convaincu que certaines entreprises raccourcissent délibérément la vie de leurs produits, Eric Alauzet compte sur les « lanceurs d’alertes » : « Au sein des entreprises, des salariés peuvent prendre conscience de ce type de pratiques et les signaler » explique-t-il. Outre la fuite de mail, il mise également sur les signalements de consommateurs. « Désormais la direction de la concurrence et de la répression des fraudes est habilitée à lancer une enquête sur ces sujets. » Si l’amendement n’est pas retoqué au Sénat, les Amis de la Terre envisagent de l’utiliser pour passer au crible certains produits. « On vise surtout l’obsolescence logicielle, ces smartphones qui ne sont plus compatibles avec certaines applications », confie Camille Lecomte. Reste un problème de taille : le champ d’application de la loi française. Difficile pour l’instant d’imaginer les consommateurs français poursuivre Apple. Pour Alexandre Delaigue, le problème est ailleurs. « Punir les industriels, c’est exonérer le consommateur de sa responsabilité, estime-t-il. Or c’est lui qui réclame des prix bas et des produits dernier cri au détriment de la durabilité. L’origine du problème, ce sont nos comportements d’enfants gâtés. »


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