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Edgar Morin : « Il n’y a pas de solution, mais il y a une voie »
jeudi, 28 août 2014 / David Solon /

Président de l’association des Amis de Terra eco Ancien directeur de la rédaction de Terra eco

Nous avions laissé Edgar Morin en 2011 inquiet de voir les hommes avancer « comme des somnambules vers la catastrophe ». Trois ans plus tard, le philosophe se dit affligé par la pauvreté de la pensée contemporaine, mais affirme déceler sur la planète de multiples signes, certes atomisés, qui augurent de futures métamorphoses. Pour lui qui a traversé le XXe siècle, c’est dans « l’inespéré que réside l’espoir ». A condition de maintenir la résistance face à la « double barbarie du vichysme rampant et du néolibéralisme ».

Edgar Morin, comment va notre monde ?

Il va de mal en pis. Les processus qui nous poussent vers des catastrophes – dont on ne peut prévoir ni la date ni l’ampleur, mais qui seront certainement interdépendantes – continuent. Je pense à la dégradation globale de la biosphère. Les Etats ne sont pas prêts à quitter à la fois ce qui constitue leur égoïsme et leurs intérêts légitimes. Je pense à la prolifération des armes nucléaires qui se poursuit, au recours à l’énergie nucléaire pacifique, dont aucun effort sensible, hormis quelques exemples locaux, comme en Allemagne (Le pays va abandonner totalement l’atome d’ici à 2022, ndlr), ne vise la réduction massive. Je pense, bien entendu, à l’économie, qui est non seulement dérégulée, mais saute de crise en crise. Ce système est dirigé par des économistes dominants qui représentent la doctrine officielle pseudo-scientifique et continuent de nous assurer que tout va bien. Je vois l’Europe toujours au bord de la décomposition, sans que l’élan nouveau d’une métamorphose ne se produise. J’observe la domination insolente de la finance sur le monde qui dure, y compris à l’intérieur des partis politiques. Le poids de la dette que l’on fait peser sur nos têtes sans que l’on essaie de réfléchir pour voir si elle est remboursable et quelle est la part justifiée… Enfin, j’ajoute à cette crise économique et de civilisation ce paradoxe incroyable qui fait que l’on continue à apporter comme solution aux pays – qu’on appelle – en voie de développement ou en cours d’émergence, la solution du monde occidental, alors que notre civilisation elle-même est en crise. Notre civilisation malade, voyez-vous, se propose comme une médecine pour les autres ! Elle apporte avec elle la dégradation des solidarités.

Votre constat est très sombre…

Je ne vois pas, sinon dans l’inespéré, la lueur de l’espoir. Toutes ces conditions critiques provoquent des angoisses tout à fait compréhensibles, car il existe une perte d’espoir en l’avenir. La précarité grandit. Pas seulement chez les jeunes et les vieux, mais aussi au sein des classes moyennes qui se trouvent déclassées. La précarité de tous les êtres humains grandit au rythme de la dégradation de l’état de la planète. Et au fond cette précarité devient source d’angoisses qui elles-mêmes emportent vers des régressions politiques et psychologiques très graves.

Lesquelles ?

Nous en voyons les premiers symptômes avec l’émergence de ceux que l’on appelle sottement les « populistes » car on n’a pas trouvé le mot pour les qualifier. Ce sont des formes de recroquevillement sur des identités nationales ou raciales, avec des phénomènes de rejet. Regardez la France : les boucs émissaires y prolifèrent. Vous avez un fantasme d’invasion de migrants africains, maghrébins et roms. J’y vois personnellement un signe clair de la dégradation de l’esprit public. Regardez les manifestations contre le mariage pour tous. L’état d’esprit au moment de ce mouvement était tel qu’une grande partie de la population attachée à l’idée du mariage, au lieu d’y voir une extension de la sacralisation du mariage – puisque même les homosexuels en voulaient –, y ont vu une profanation !

Le recroquevillement a même été plus loin…

Les familles – elles-mêmes en crise depuis des années avec la fin de la grande famille, le fait que les vieux sont éjectés dans des asiles, que les couples se séparent – sont allées chercher de nouveaux fantasmes. Elles se sont jetées sur la rumeur de la disparition de l’enseignement du sexe humain. Tout cela est tout à fait malsain. D’autant plus que ces idées stupides se répandent au milieu d’un vide de la pensée politique, un vide de la pensée sociologique et historique.

Ce que vous appelez notre « somnambulisme » gagne donc du terrain.

Les signes inquiétants se multiplient et s’aggravent. Pendant ce temps, on agite nos gris-gris de la compétitivité et de la croissance. Nous sommes enfermés dans des calculs qui masquent les réalités humaines. On ne voit plus les souffrances, les peurs, les désespoirs des femmes, des hommes, des jeunes, des vieux. Or, le calcul est l’ennemi de la complexité, car il élimine les facteurs humains qu’il ne peut comprendre.

Nous sommes devenus aveugles. Pourquoi ?

On nous a enseigné à séparer les choses et les disciplines. Nos connaissances sont compartimentées. S’il y a toujours eu des phénomènes complexes, cette complexité s’est accrue avec la mondialisation. Résultat, notre pensée s’avère de plus en plus incapable de traiter les problèmes à la fois dans leur globalité et dans les rapports de cette globalité avec les parties. Pour s’en sortir, il nous reste les rapports d’experts, qui sont eux-mêmes des rapports de spécialistes… Et, comme l’on souffre d’une absence de pensée, on arrive à se convaincre que l’on va trouver des éléments d’information à l’intérieur de tableaux remplis de chiffres. Or, plus on a recours aux chiffres pour comprendre la réalité humaine, moins on la comprend, parce que les chiffres ne nous parlent ni des souffrances, ni des humiliations, ni des malheurs, ni de l’essentiel : la solidarité, l’amitié, l’amour.

Serions-nous aveugles et malades ?

C’est un phénomène anthropologique. Héraclite dit : « Eveillés, ils dorment. » Il nous dit cela, parce que dans le fond, l’Homo sapiens est aussi un Homo demens. Il y a une capacité d’illusion et de délire chez l’être humain. Les hommes ont créé des dieux, ils sont nés de nos esprits, et pourtant, à peine nés, nous les supplions, nous les adorons, nous leur léchons le cul et nous tuons s’ils nous demandent de tuer. C’est ça, l’humanité ! C’est une chose bizarre.

On apprend et on enseigne donc mal ?

Regardez la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi avons-nous marché comme des somnambules vers cette catastrophe ? La réponse est simple : les sources d’illusion, d’erreurs et de connaissances partiales sont très répandues. A l’époque et à de multiples reprises dans l’histoire, nous n’avons pas fait l’effort de lutter contre les possibilités d’illusion, d’erreurs et de partialités. Il nous manque ce que j’ai appelé la « connaissance de la connaissance ». Résultat, tout le monde tombe dans ces pièges, et nous prenons conscience de la réalité de nos erreurs une fois qu’elles sont très largement commises et qu’il est trop tard pour les réparer.

Pourquoi ? Est-ce de la paresse ?

Oui, du laisser-aller. Et aussi l’absence d’un renouvellement de la pensée. A d’autres époques, vous aviez tout de même des Karl Marx (philosophe allemand, ndlr), Tocqueville (précurseur de la sociologie français, ndlr) ou Max Weber (économiste et sociologue allemand, ndlr)… Chacun, à sa façon, mettait le doigt sur un problème réel. Aujourd’hui encore, leur pensée est en partie valable. Il faut les relire et surtout apporter des éléments nouveaux. Comprendre, par exemple, pourquoi Marx était aveugle sur l’Etat, tout en étant très lucide sur la mondialisation, avant même qu’elle ne se développe. Je pense que le monde cognitif de l’université et de l’école, en morcelant toujours le savoir, nous empêche de comprendre les problèmes fondamentaux et globaux. Il y a donc une forme de dérive et de désarroi.

Il y a aussi une profusion d’informations…

Nous sommes aujourd’hui incapables d’organiser l’incroyable prolifération des informations qui, en plus, se succèdent jour après jour sans interruption. Elle rend notre esprit de plus en plus incapable de savoir et de comprendre ce qui se passe autour de nous. Et comme nous vivons une évolution accélérée des choses et que, dans cette accélération, il est déjà difficile de prendre conscience d’un événement, nous avons besoin d’un certain temps de retard et de recul.

Que nous n’avons pas…

Mais regardez l’état du monde ! Il a énormément changé ! On peut nommer tous ces processus « mondialisation », mais c’est seulement une façon de les nommer. En réalité, rien que dans le cas de la France, nous avons tout de même assisté en un seul demi-siècle à la fin du monde paysan, à l’urbanisation de notre société, à la fin de notre monde industriel, à l’apparition d’une civilisation de services, à une hyperbureaucratisation qui enferme encore plus les gens, à une perte de la notion de solidarité qui nous rend incapable d’être solidaires, pas seulement à l’intérieur de notre propre pays, mais avec tous les autres humains… Les causes profondes de notre aveuglement se combinent et se multiplient. Et c’est vrai, il est difficile de se réveiller.

Nous sommes, dites-vous, dans une nouvelle forme de somnambulisme…

Oui. Le mal du XXe siècle s’est annoncé en 1914. Le mal du XXIe siècle s’annonce dans l’accumulation des nuages noirs, les déferlements de forces obscures, « l’aveuglement au jour le jour », écrivais-je récemment dans une tribune. La comparaison ne porte pas sur la nature des événements, qui sont tout à fait différents. Mais il y a quelque chose de commun : c’est la crise économique. Celle de l’avant-guerre a surgi avec une très grande brutalité sur l’Allemagne, qui était le pays le plus industrialisé de l’époque. Vous aviez un phénomène d’aveuglement énorme. En France, on ne s’est pas rendu compte qu’avec Hitler l’Allemagne redevenait une puissance expansionniste qui allait devoir chercher ses colonies dans le monde européen, alors que l’Angleterre et la France les avaient déjà trouvées en Afrique et en Asie. Cet expansionnisme, on pensait pouvoir l’arrêter ou faire des compromis. Or, à chaque fois qu’on a cru l’arrêter, on l’a accru. Regardez l’exemple de Munich. Nous avons nous-mêmes provoqué le pacte germano-soviétique (signé en 1939 entre le IIIe Reich et l’URSS, ndlr) qui a tout déclenché. Alors aujourd’hui, certes, il n’y a pas de puissance expansionniste, sauf peut-être la Russie qui souhaiterait retrouver d’anciens territoires. Mais les choses se placent sur un autre plan, notamment à travers des conflits de toutes sortes, avec des connotations ethno-religieuses.

Notre civilisation se cherche-t-elle un cap ?

Il y a eu l’effondrement du communisme. Pas seulement à travers l’implosion de l’Union soviétique, mais avec la fin de cette immense religion de salut terrestre, la seule immédiatement universelle ! Dans le cas du christianisme ou de l’islam – avec leurs bourreaux, leurs martyrs, leurs héros –, il a fallu beaucoup plus de temps. Cette immense religion qu’est le communisme a donné de l’espoir et une croyance folle. Mais malheureusement pour elle, on pouvait vérifier sur terre qu’elle était fausse, car elle prétendait s’être déjà réalisée. Sa chute a ainsi redonné leurs chances aux religions traditionnelles, dont on ne peut vérifier leur réalisation dans le ciel. Au fond, il y a un besoin de ferveur, de foi et de salut chez l’être humain. Ce besoin est à degrés variables, selon l’individu et selon les périodes. Aujourd’hui, en période de crise, vous pouvez assister à un déferlement des religions, dont certains aspects sont fanatiques, comme la branche « al-qaïdiste » ou les évangéliques américains, et, un peu partout, à des guerres à composante religieuse, depuis la Yougoslavie en 1991 jusqu’au Soudan et au Nigeria aujourd’hui. Si tous ces conflits semblent aujourd’hui localisés, on oublie toutefois que celui de la Syrie est en fait une guerre civile internationalisée. L’Arabie saoudite, le Qatar, la Russie, l’Iran, les Occidentaux – même chichement –, tout le monde intervient déjà dans cette histoire ! On va vers des conflits à la fois locaux et internationaux, de la même façon que l’a été la guerre d’Espagne à une autre époque (1).

En Ukraine ?

On en revient à la question de notre aveuglement. Non seulement l’Europe n’a pas de moyens militaires pour faire pression sur la Russie, mais elle n’a pas du tout envie de mettre en place des sanctions économiques. L’Europe, tout en ayant un discours de matamore à l’attention de Vladimir Poutine, continue de commercer avec la Russie. On menace et on demande du gaz, on vitupère et on offre trois navires de guerre. On n’a pas de stratégie, on n’a pas de pensée, on n’a pas de politique, et cela concourt à l’aggravation des choses.

Où sont les penseurs, les enseignants, les médias, les politiques ?

Vous savez, les responsables sont irresponsables. Il y a eu une usure totale de la pensée politique. A gauche, notamment. A droite, il n’y avait pas réellement de besoin. Il leur suffisait d’administrer les choses telles qu’elles sont. Mais, pour tous ceux qui se proposaient d’améliorer ne serait-ce qu’un peu le monde, il y avait besoin d’une pensée. Tout cela s’est vidé. Et non seulement cela s’est vidé, mais ce vide s’est rempli avec de l’économie, qui n’est pas n’importe laquelle. C’est une doctrine néolibérale qui s’est prétendue science au moment où les perroquets répétaient que les idéologies étaient mortes parce que le communisme était mort ! Cette nouvelle idéologie portait l’idée que le marché est solution et salut pour tous problèmes humains. Et ces politiques y ont cru. Jusqu’à aujourd’hui où ils rêvent de la croissance… Ils n’ont même pas l’intelligence d’imaginer ce qui peut croître et ce qui peut décroître en essayant ensuite de combiner les deux.

Comment notre civilisation peut-elle se réveiller et aller de l’avant ?

Comme souvent dans l’histoire, les forces de changement sont marginales, périphériques et déviantes. Nous les voyons dans le monde et en France. Je pense au courant convivialiste, par exemple. Ce courant prône que les gens doivent bien vivre les uns avec les autres. On le retrouve partout où l’on peut noter un réveil de la vitalité créative, comme dans l’agroécologie et ses différents rameaux : l’agriculture raisonnée, le retour de l’agriculture fermière avec l’apport de la science, le bio. Dans le courant de l’économie sociale et solidaire, avec une revitalisation des coopératives et des mutuelles. Dans l’économie circulaire, où les énergies classiques sont renouvelées avec de l’énergie propre. Dans les villes qu’il faut entièrement dépolluer et déstresser, les campagnes qu’il faut révolutionner pour les faire revenir à une échelle humaine et biologique. Une formidable révolution est en marche, mais elle se manifeste par des éléments très dispersés : des petits bouts d’écoquartiers ici, des fermes des Amanins par là (centre d’agroécologie créé par Pierre Rabhi dans la Drôme, ndlr)

Cette transition douce peut-elle suffire ?

Nous partons de quasiment zéro. Nous sommes dans la préhistoire d’un mouvement naissant qui ne demande qu’à se développer. Bien entendu que c’est insuffisant, mais tous les exemples historiques de transformation véritable ont été déviants au départ et parfois même incompris et persécutés. Ce n’est pas seulement vrai pour Bouddha, Jésus ou Mahomet, c’est vrai pour les débuts du socialisme. Marx et Proudhon (économiste français, ndlr) étaient isolés et méprisés par des intellectuels. Même chose pour les débuts du capitalisme. Nous sommes engagés dans une course de vitesse. Et, dans cette course, les processus négatifs sont beaucoup plus rapides que les processus positifs, qui eux-mêmes hésitent. A un moment donné, nous pourrons passer une vitesse supérieure. Ce sera le temps, j’espère, où les idées nouvelles se répandront de façon épidémique.

Un exemple ?

Nous sommes, je crois, quelques-uns à penser que les produits de l’agriculture industrialisée sont insipides, standardisés et porteurs de pesticides. Il y a quelques années, un courant de commerce écologique a commencé à se créer. Des magasins bios sont apparus et les grandes surfaces ont commencé a se doter de rayons spécifiques. Ce courant, cherchant une nourriture saine et authentique, a permis l’émergence des Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) un peu partout. Voyez comme ces phénomènes naissants se développent, s’agrègent. Regardez la ministre de la Santé, Marisol Touraine, qui veut apposer des étiquettes de couleur – des feux tricolores –, selon le degré de sucre des produits. Voilà un chemin ! Ce que je veux dire, c’est qu’il existe un début de prise de conscience malgré l’inertie. Si ce courant continue sa progression, si on limite les grandes surfaces et que l’on rend possible la restitution des commerces de proximité, et que l’on parvient au moment critique où un phénomène micro devient macro, eh bien, y compris sur le plan des idées, les bonnes volontés se rassembleront et se développeront.

Nous n’en sommes pas encore là !

Regardez la favela Conjunto Palmeiras, dans le Nordeste, au Brésil, où l’on a créé une communauté de 20 000 habitants dotés d’une monnaie spécifique. Il y a comme ça des exemples incroyables partout dans le monde. Mais on ne les relie pas. On ne les connaît pas. L’avenir va se faire dans la conjonction. Les ruisseaux se rencontrent pour former des rivières, les rivières, des fleuves, et c’est de cette façon que l’on arrive finalement à changer de voie. Mais on ne peut pas changer de voie par décret. Il faut oser aller dans le mouvement avec des chances de réussite et des risques d’échec. Cela ne sera pas la première fois que l’on échoue. Quand j’étais adolescent, j’étais de ceux qui avaient compris qu’il fallait chercher la troisième voie. Pourquoi ? La voie du communisme stalinien n’était pas bien, celle du fascisme non plus, celle de la démocratie était en crise pourrie… Nous cherchions la troisième voie qui permette la liberté, qui soit sociale. La guerre est arrivée et a tout cassé. Je me suis engagé dans la résistance communiste, alors que j’étais antistalinien… Je vous raconte cela, parce qu’il y a des moments où il faut savoir changer de voie. Aujourd’hui, il faut explorer de nouvelles voies ! Est-ce que nous allons réussir ? Je ne sais pas. Mais il faut encourager tous ceux qui veulent aller vers ce chemin, qui acceptent de « conscientiser » – comme peut le faire Terra eco – sur tout ce qui se passe, de la consommation à la production, sur la vie quotidienne et le sens de la vie.

C’est d’une révolution dont vous parlez ?

Dans mon ouvrage La Voie, j’ai essayé de montrer qu’il fallait tout réformer en même temps. Et pas seulement sur le plan des objectifs économiques et sociaux, mais aussi notre façon de vivre ! Pas seulement sur un plan subjectif et moral, mais sur la famille, les solidarités, les amitiés et même la mort ! Vous observerez qu’alors que nous sommes ici dans un monde laïc, il n’y a même pas de cérémonie pour accompagner nos morts.

Les Indignés, les « printemps arabes » ont fait long feu…

La tendance lourde nous envoie vers la catastrophe, mais nous avons des signes, malheureusement dispersés et minoritaires, qui nous permettent de penser que nous pouvons apercevoir des voies de salut. A l’époque des printemps arabes, on a eu, comme en 1789, un lever de soleil. Mais la Révolution a ensuite été suivie de la Terreur et de Bonaparte… Alors, ne simplifions pas les choses. Cessons d’applaudir puis ensuite de gémir. Nous sommes dans l’aventure historique, et elle est complexe. Ce qui a manqué aux printemps arabes, qui véhiculaient une magnifique aspiration à la liberté et à la fraternité, c’est une pensée. Une fois la tyrannie cassée, les initiateurs – une jeunesse laïcisée accompagnée de non-laïcs ouverts – se sont retrouvés perdus, divisés. Ils ne savaient plus quoi faire. Pour les Indignés (mouvement qui a vu le jour en Espagne, ndlr), c’est pareil. Ils étaient mus par une aspiration des plus justes, en allant même parfois assez loin, comme aux Etats-Unis avec le mouvement Occupy Wall Street, mais il manquait, là aussi, une pensée.

En France, ce fut le calme plat…

Ici, Nicolas Sarkozy a réussi à tuer le mouvement dans l’œuf. Il y a eu une tentative d’occupation autour de La Défense où des tentes ont été plantées. La police a tout balayé. Vous savez, une bonne dictature sait tuer dans l’œuf la dissidence. Maintenant, il est vrai que nous avons un problème en France. Jusqu’à présent, la jeunesse était de gauche et révolutionnaire. Le symbole, c’était Mai 1968. Or, on a vu pour la première fois une partie importante de la jeunesse dans les manifestations contre le mariage pour tous. Il s’agissait d’une jeunesse de droite et pas seulement extrémiste. Quant à la culture de gauche chez les jeunes, on assiste à son dépérissement. C’est un phénomène que je considère comme catastrophique. Au début du XXe siècle, cette culture était transmise par les instituteurs de campagne, mais il n’y a plus de campagnes, ni d’instituteurs. Les enseignants du secondaire sont aujourd’hui des bureaucrates enfermés dans leur discipline. Les partis politiques qui formaient aux idées d’internationalisme et d’ouverture sur le monde ont soit disparu, comme le Parti communiste, soit se sont dévitalisés, comme le Parti socialiste. Il n’y a plus rien pour entretenir la flamme née en 1789 et qui, à travers des aventures historiques, a toujours ressuscité. Nous faisons partie du désastre. Et il est très difficile de résister.

Contre qui ? Contre quoi ?

On n’a pas trouvé le mot pour qualifier l’ennemi. On l’appelle « populisme ». C’est dommage, parce que c’est un très joli mot. En Amérique latine, les premiers grands mouvements de lutte contre les féodaux et les militaires étaient les mouvements populistes : des mouvements populaires contre les féodalités. Alors, quand je vois qu’ici on prend ce mot-là, ça me fait mal. C’est un contresens à contre-emploi. Vous savez, les grandes batailles se gagnent sur le vocabulaire. Quand on est incapable de nommer correctement les choses, on ne va pas très loin. Moi, je parle d’un vichysme rampant sans occupation. Mais ce n’est pas une vraie définition. Cette deuxième France, vaincue sous la IIIe République et minoritaire, ressort aujourd’hui avec tous ses fantasmes : le racisme, la peur de l’étranger, de l’autre. Avant, c’était l’antisémitisme, aujourd’hui, c’est l’anti-islam.

Ce mouvement, qui s’est illustré par la victoire du Front national aux européennes en mai dernier, semble profond. Le terreau d’une insurrection des idées s’est-il évanoui ?

Nous sommes dans une époque de régression. C’est ce qui est inquiétant et cela fait partie du courant catastrophiste dont j’ai parlé. L’abstention et le FN se sont partagés la victoire, la démocratie a subi la défaite.

Comment aider à faire basculer les choses ?

Ne cherchons pas de recettes de cuisine. Il n’y a pas de solution, mais il y a une voie. Si on emprunte cette voie, alors tout devient possible. Vous savez, c’est un poète allemand qui a dit : « Le but et le chemin se confondent. » Nous devons nous trouver sur un chemin, et c’est dans ce chemin que les transformations se feront. Alors, tant que les chemins ne sont pas constitués, il faut essayer de livrer un message par les moyens dont on dispose. Dans le temps, des orateurs allaient de ville en ville. Aujourd’hui, on utilise les radios, les revues, Internet… Regardez le message chrétien. Il est parti de Paul. C’est un message qui a incubé pendant trois siècles dans l’Empire romain avant de rencontrer des circonstances favorables, quand la mère de l’empereur Constantin, devenue chrétienne, a fait qu’il se convertisse, ce qui a accéléré le processus. Là, il faudrait que la mère de François Hollande se mette au bio, peut-être ! Il y a donc des événements inattendus, inespérés qui arrivent.

Ce sont les cinq principes d’espérance que vous énoncez dans votre ouvrage La Voie

Oui. Je suis incapable de les réciter, mais il y a l’inattendu, les capacités créatrices de l’esprit humain, il y a le fait que là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve… Sinon, qu’est-ce qu’on peut faire ? Ne surtout pas se laisser décourager. Continuer.

D’où tirez-vous votre force, Edgar Morin ?

Je crois que, malgré l’adversité, je me sens stimulé de voir que l’on a affaire à deux vieilles barbaries. Celle que l’on connaît, l’ancienne – de la cruauté, de la haine, du mépris –, et la nouvelle – glacée – des calculateurs et des éconocrates. Nous devons résister aux barbaries, qu’elles s’appellent vichysme rampant ou néolibéralisme. Cette résistance me rend vivant. La force qui m’anime vient d’une certitude. Je sens présente en moi l’humanité dont je fais partie. Non seulement je suis une petite partie dans le tout, mais le tout est à l’intérieur de moi-même. C’est peut-être cela qui me donne l’énergie de continuer sur la voie qui est la mienne. Et à un moment donné, sans que vous ne sachiez pourquoi, c’est comme une catalyse, quelque chose se passe, se transforme, bascule… C’est cela, l’espoir.

Et l’humanisme ?

Ce que j’appelle l’humanisme va plus loin que de considérer que tout être humain peut être reconnu comme tel. Le mot « reconnaissance » est un mot très important. Réfléchissez à cela : être « reconnu » dans sa qualité humaine… Montaigne a dit : « Je vois en tout homme mon compatriote ». C’est une chose fondamentale qu’il faut maintenir contre vents et marées, surtout à une époque régressive comme la nôtre, où le somnambulisme est de retour. Pour moi, l’humanisme va toutefois au-delà. C’est le sentiment que je fais partie d’une aventure qui est l’aventure humaine. Une aventure incroyable sortie de l’hominisation de la Préhistoire, de la chute des empires… Parvenue jusqu’à nos jours où les possibilités scientifiques permettent une vitesse vertigineuse de l’information. Nous sommes dans cette aventure inouïe et encore inconnue. Et, dans cette aventure, je crois qu’il faut jouer ce rôle que l’on peut assumer : la solidarité.

La transition est donc possible ?

Pensez à l’Europe médiévale qui est passée en quelques siècles de l’obscurité à l’Europe moderne. Vous aviez un monde féodal et, à partir du XIIIe siècle, tout cela a commencé à s’agiter. Les nations modernes se sont formées, les villes se sont élevées, le capitalisme s’est développé, avec la Renaissance, la pensée a grandi et dans tout ce processus sont apparues les sciences, les techniques, la machine à vapeur… Aujourd’hui, ce que j’appelle la métamorphose de notre société doit se faire à l’échelle de la planète. Une société-monde doit naître en respectant les différences, les nations, les territoires. Et, pour avancer sur ce chemin, il faut penser des vérités contraires : la croissance et la décroissance, par exemple. Ou le fait que plus on mondialise, plus on doit sauver les territoires dans leur singularité. Ce chemin est donc très difficile et il faut pour l’emprunter parvenir à un niveau de pensée que le monde de l’élite intellectuelle, malheureusement, ne favorise pas. Au contraire, il encourage les idées particulières. Quant à la philosophie officielle… C’est malheureusement une philosophie qui encule les mouches.

Edgar Morin, la poésie peut-elle nous sortir de notre somnolence ?

(Sourire) La vie a deux pôles : le prosaïque – les choses qui nous emmerdent et que nous sommes contraints de faire pour survivre – et le poétique. Or, la vie, c’est la poésie ! C’est de l’effusion, de la communion, de l’amour, de la fraternité. Et c’est précisément cette poésie que les politiques ont perdue de vue. Donnons un sens prophétique au vers d’Hölderlin : « Poétiquement l’homme habite la terre » ! —

(1) Cet entretien a eu lieu avant le conflit à Gaza.



EDGAR MORIN EN DATES

Philosophe et sociologue, il a résisté au stalinisme, au nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale, à la guerre d’Algérie et à bien d’autres formes de barbarie.

1921 Naissance à Paris

1939 Rejoint la Résistance, puis entre au Parti communiste, avant d’en être exclu en 1951

1977 Publication du premier tome de La Méthode (Le Seuil)

2011 Publication de La Voie (Fayard)

Septembre 2014 Publication de Enseigner à vivre (Actes Sud)



EN SAVOIR PLUS

- Enseigner à vivre, Edgar Morin, (Actes Sud, 2014)

- La Méthode, tome 1, Edgar Morin, (Seuil, 1977)

- La Voie, Edgar Morin, (Fayard, 2011)

- Ma Gauche, Edgar Morin, (Bourin éditeur, 2010)

- Le Chemin de l’espérance, Edgar Morin et Stéphane Hessel, (Fayard, 2011)

- Indignez-vous !, Stéphane Hessel, (Indigène, 2010)

- Le Capital, Karl Marx (1867)

- L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber (1904)

- Viva favela !, Joaquim Melo, (Lafon, 2009)

- Le site des Convivialistes

- Le site du réseau Amap

- Le site des Amanins

- Le site d’Occupy Wall Street

- Le site de No es una crisis

- Le site d’Indignez-vous

- Le site de l’Institut de l’économie circulaire

- Le site de l’Institut Banco Palams

- Le site du Gisti

- L’entretien avec Edgar Morin publié par Terra eco en 2011


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