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A Bruxelles, l’Europe reste dans sa bulle
jeudi, 28 août 2014 / Julie Majerczak

Le cœur de l’Union européenne bat dans un quartier rutilant de la capitale belge. Mais entre les « vrais » habitants et les fonctionnaires règne une indifférence teintée de jalousie.

Bruxelles, place du Luxembourg, au pied des immenses bâtiments du Parlement européen, il est à peine 19 heures et ils sont déjà des centaines. Le ciel est bas et gris en ce jeudi de juillet. Mais la pluie a enfin cessé. A mesure que les lumières des bureaux s’éteignent, la place et sa dizaine de cafés se remplissent. C’est le rendez-vous incontournable des assistants parlementaires, des fonctionnaires du Parlement, des stagiaires, des lobbyistes… Tous les jeudis soir, ils envahissent la « place Lux ». La police a renoncé à contenir tout ce monde sur les trottoirs et préfère interdire la circulation. La bière coule à flots, les paquets de chips sont gratuits et la sono des bars se mêle au brouhaha multilingue. On parle français, italien, espagnol, grec, polonais et surtout anglais. On discute boulot ou vacances, on échange des cartes de visite et des téléphones, on drague aussi pas mal. Alfredo, l’Italien, et Ophélie, la Française, ne manquent pas un jeudi. Etudiants, ils sont en stage à Bruxelles. Un passage quasi obligé pour les aspirants au rêve européen. Mais décrocher un emploi ou réussir les concours des institutions européennes est une autre paire de manches. La concurrence est rude. « Je suis quasiment bilingue, je pensais que ça allait être un atout en arrivant ici, raconte Ophélie. Mais, à Bruxelles, c’est presque un handicap de ne parler que deux langues ! » Pour les 180 000 Européens (non belges) qui y vivent, Bruxelles n’est pas la capitale de la Belgique, mais celle de l’Europe. En devenant le siège des institutions d’une Union passée de 6 à 28 Etats membres, Bruxelles s’est transformée en ville internationale :15 000 à 20 000 personnes s’y bousculent pour pousser les intérêts de groupes aussi variés que la Fédération internationale des droits de l’homme ou la Confédération européenne de l’industrie de la chaussure. Après Washington, Bruxelles est la ville qui concentre le plus de lobbies. C’est aussi le troisième plus important centre de presse, derrière Washington et Londres, avec environ 1 000 journalistes accrédités. Sans oublier les ambassades auprès de l’UE, mais aussi de l’Otan, soit plus de 5 400 diplomates. Arrivés pour un stage de six mois et jamais repartis, en poste pour quelques années ou pour la vie, les eurocrates forment une véritable ville dans la ville.

« Pas la ville la plus jolie, mais… »

Guillaume McLaughlin ne va que rarement « place Lux » le jeudi. « Il y a tellement de monde et tellement de bruit qu’on ne peut pas se parler », explique le chef de cabinet de Guy Verhofstadt, président du groupe des libéraux au Parlement et ancien Premier ministre belge. Guillaume est un pur produit de la bulle européenne. Fils unique de parents fonctionnaires à la Commission européenne, l’un français, l’autre britannique, il a grandi à Bruxelles et effectué sa scolarité à l’école européenne. « A 18 ans, la dernière chose que je voulais faire, c’était de vivre à Bruxelles et d’avoir quoi que ce soit à voir avec ces foutues institutions. » Il est parti pour Londres. C’était l’époque de John Major et de la vache folle. « Après dix ans, je ne supportais plus les Anglais. Mon ADN a dit : ça suffit, les conneries, rentre au bercail ! » Aujourd’hui, il se plaît à Bruxelles. Il vit dans une maison avec jardin, dans l’un des beaux quartiers prisés par les « Européens » ; il est au bureau en quinze minutes à pied. « Ce n’est peut-être pas la ville la plus jolie, mais côté qualité de vie, on ne peut pas se plaindre. » En même temps que se construit l’Union européenne, c’est une autre ville, de béton, de verre et d’acier, qui s’édifie. Les Bruxellois ont assisté à l’éclosion d’un quartier européen de quelques kilomètres carrés en rupture totale avec l’urbanisme traditionnel de la ville : des maisons unifamiliales de trois ou quatre étages avec jardin. Au cœur de ce district européen, la rue de la Loi, avec ses quatre voies en sens unique, ses trottoirs sans arbres et sa série de bâtiments gris. Face à face, le Justus Lipsius à l’architecture néostalinienne, qui accueille le Conseil de l’UE, et le Berlaymont, gigantesque bâtiment en forme de croix où siège la Commission. Du fait des élargissements successifs de l’Union, le quartier est un chantier permanent, qui vit au rythme des marteaux-piqueurs, de la poussière et des embouteillages. Depuis six ans déjà, un nouvel édifice est en construction, destiné aux sommets européens qui réunissent les chefs d’Etat et de gouvernement des 28 Etats membres de l’Union. Qui sait quand il sera terminé ?

Des amis belges ? « Euh… »

Chantal Hughes, la porte-parole du commissaire européen Michel Barnier, a mis du temps à apprécier la ville. « Quand je venais pour des réunions en tant qu’experte du gouvernement britannique, je ne voyais que la pluie, le gris et l’horrible rue de la Loi », raconte cette Franco-Britannique élevée à Londres et qui ne s’imaginait pas travaillant à la Commission. « Même quand tu crois en l’Europe, si tu as vécu toute ta vie à Londres, les diatribes sur les fonctionnaires de la Commission payés un pont d’or pour faire des règlements tatillons t’influencent inconsciemment. » Mais, une fois sur place, elle a adoré les gens, les soirées, la diversité. Une mini-Europe à domicile. Bruxelles n’est pas une ville à visiter, mais à vivre. « C’est moche, hétéroclite, sans unité, mais il y a plein de coins sympas, plein de bars qui ont chacun leur atmosphère », dit-elle. Il y a aussi « un côté informel : on n’a pas besoin de se maquiller ou de mettre des hauts talons comme à Paris ». Il n’y a pas non plus de cloisonnement strict entre la vie privée et le travail. « Tu vas au marché le dimanche et tu croises toujours quelqu’un que tu connais avec qui tu prends un verre. » Pour autant, Bruxellois et eurocrates se fréquentent peu, voire pas. Des amis belges ? « Euh… Ah, si, j’en ai une… mais elle bosse à la Commission », répond Catherine Ray, une Française qui travaille dans le cabinet d’un commissaire européen. « Dans la vie quotidienne, les vrais Belges, tu ne les croises pas. Il faudrait faire l’effort de s’impliquer plus, mais la vie quotidienne prend le dessus », confirme Chantal Hughes. « On est à Bruxelles, mais on pourrait être dans n’importe quelle ville », reconnaît Catherine Ray, qui assume : elle écoute France Inter le matin, vote pour les listes françaises aux européennes et lit peu la presse belge.

Cinq écoles européennes

Mais l’inverse est aussi vrai. « Le soir, je n’ai pas besoin de me retrouver avec mes collègues européens, parce que j’ai mes amis, kiné, comptable, infirmière », explique la journaliste belge Anne Blanpain, qui suit l’actualité européenne pour la RTBF. « Des vrais gens ! », ajoute-t-elle en riant. Chacun vit dans son monde. Les « Européens » habitent dans les beaux quartiers d’Ixelles et d’Uccle, devenus trop chers pour les Belges. Ils travaillent ensemble, se marient entre eux et mettent leurs enfants dans l’une des cinq écoles européennes. « J’étais très partagée et je le suis encore », explique Pia Arenkilde, la porte-parole de José Manuel Barroso, le président de la Commission européenne. « C’est vrai que ça accentue le côté bulle européenne, mais ça correspond à ce que nous sommes », reconnaît cette Danoise mariée à un Français, lui aussi fonctionnaire européen. Pour ces couples mixtes, l’apprentissage des langues est souvent l’argument décisif. Pour les Belges, ces écoles – gratuites pour les fonctionnaires, 10 000 euros l’année pour les autres – sont la marque des privilèges des eurocrates. Eux aussi aimeraient que leurs enfants soient bilingues ! Il y a encore quelques années, les fonctionnaires avaient même des magasins détaxés. On comprend que de nombreux Belges s’étranglent au vu de la moyenne salariale dans la fonction publique européenne – 7 000 euros brut mensuels, avec des taux d’imposition avantageux –, alors que le salaire moyen en Belgique est de 3 192 euros brut. Et l’austérité n’a pas secoué la bulle européenne. L’activité n’a même jamais été aussi intense. Mais, avec la crise, le sentiment anti-eurocrates s’est accru. En avril 2012, des autocollants ont fleuri dans le quartier, représentant un homme pendu par sa cravate sur fond de drapeau étoilé. Dessous, une phrase : « Eurocrate, sers-toi de ta cravate. » De quoi heurter le landerneau européen. Guillaume, Catherine, Chantal, Pia se sentent blessés par l’image qu’on leur renvoie d’eux-mêmes. « Je suis là par conviction, parce que je crois au projet européen, pas pour le fric. Sinon, j’aurais pu aller dans le privé », affirme Catherine Ray. Il y a dix ans, quand elle disait travailler au cabinet du commissaire Pascal Lamy, on lui répondait : « Ça doit être intéressant ! » ; aujourd’hui, on lui dit : « Ça va pour toi, t’as pas de fins de mois difficiles ! » Pour les mal-aimés de l’Europe, le coup de blues n’est pas loin. —



Les « européens » de Bruxelles en chiffres

Un million d’habitants dont 180 000 Européens non belges résident dans les 19 communes de Bruxelles ; 31 500 personnes travaillent comme fonctionnaires ou contractuels dans les institutions européennes. Les salaires des fonctionnaires européens vont de 2 600 à 4 400 euros brut pour le personnel d’exécution (secrétaires, assistants) et de 4 400 à 18 400 euros brut pour les agents de conception, les rémunérations les plus élevées étant réservées à une poignée de hauts fonctionnaires. —