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« Un monde “bas carbone” est un monde rempli d’innovations, de technologies… »
vendredi, 11 juillet 2014 / Alexandra Bogaert

Pour limiter la hausse des températures à 2°C, les 15 pays les plus émetteurs de CO2 viennent, chacun, de publier une feuille de route. Sandrine Mathy est l’une des rédactrices pour la France. Entretien.

Comment éviter une accélération trop rapide du changement climatique et son lot de cataclysmes ? Les quinze pays les plus émetteurs de CO2 – à eux seuls, ils représentent pas loin des trois quarts des émissions mondiales – ont planché sur ce sujet à la demande de Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies. Chacun d’entre eux a défini une feuille de route vers une « décarbonation » de leur énergie, qui devra être quasi totale en 2050. Sandrine Mathy, chercheuse au laboratoire Economie du développement durable et de l’énergie du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) sur la transition énergétique, est une des rédactrices de la partie consacrée à la France du rapport Deep Decarbonization Pathway Project (à partir de la page 107 pour la France) rendu mardi à Ban Ki-moon et jeudi au ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius. Elle revient sur les leviers d’action pour que les Français diminuent par 3,5 leurs émissions de CO2 dans les trente-cinq prochaines années…

Terra eco : Comment les Français, qui émettent actuellement 5,7 tonnes de CO2 par personne et par an, pourraient réduire en 2050 leurs émissions à 1,6 tonne, le seuil fixé par l’ONU pour maintenir la hausse des températures à 2°C ?

Sandrine Mathy : Ils ont de nombreux leviers d’action à leur disposition, qui ne leur coûteraient pas forcément d’argent, ni ne diminueraient leur niveau de confort. Mais cela implique d’aller vers plus de sobriété. Hors de question de revenir à l’âge de la bougie pour autant ! Un monde « bas carbone », où l’on divise ses émissions de CO2 par 4, est un monde rempli d’innovations, de technologies, d’organisations nouvelles. Par exemple, en France, où les zones périurbaines sont nombreuses et étendues, ce qui implique de longs trajets domicile-travail, il faudrait développer le télétravail, lutter contre l’étalement urbain, recréer des centres d’activité plus proches des lieux de vie, mais aussi développer le covoiturage. Ça demande certes de changer les comportements, mais sans que ce soit forcément contraignant. Car les économies d’énergie auraient un impact financier bénéfique sur les ménages et la nécessaire réorganisation de la société entraînerait le développement de la convivialité et du partage. Les gens sont-ils plus heureux aujourd’hui parce qu’ils consomment et émettent donc beaucoup ? Je ne crois pas. Il faut, au contraire, les libérer de cette consommation à outrance.

Comment faire concrètement ? Va-t-on interdire les voyages en avion parce qu’ils émettent beaucoup de CO2 ?

Il est clair que dans un monde facteur 4 (soit l’objectif, pris par la France, de diviser par 4 les émissions de CO2 en 2050 par rapport à 1990, ndlr), on ne continuera pas à prendre l’avion autant qu’on le fait aujourd’hui. Certains types de comportements seront à dissuader, notamment par des signaux prix (augmenter le prix pour dissuader l’achat, ndlr). Un autre gros chantier à lancer pour diminuer les émissions de CO2 est la rénovation des bâtiments d’ici à 2050, sur laquelle la loi Grenelle mettait déjà l’accent. Mais les incitations financières actuelles pour lancer les travaux de rénovation énergétique sont insuffisantes et tout le monde n’a pas les moyens de les effectuer. D’où le système de tiers financement, mentionné dans le projet de loi sur la transition énergétique, qui pose que les travaux dans l’habitat sont financés, non par les habitants ou les propriétaires, mais par les entreprises qui les effectuent. Entreprises qui se rémunèrent ensuite sur les économies d’énergie réalisées dans l’habitation. Ce système est déjà expérimenté en Ile-de-France. Mais pour vraiment diminuer les émissions de CO2 du bâtiment, il faut des innovations technologiques dans les matériaux utilisés et développer des métiers de rénovation thermique de l’habitat.

Clairement, l’objectif de 1,6 tonne de CO2 par an et par personne dans 35 ans vous semble-t-il accessible ?

Il est très ambitieux. Il demande un changement d’organisation dans tous les maillons de la société. Et certains pans de la transition ne se feront pas sans mal. Dans un monde « bas carbone », on devra faire circuler beaucoup moins de camions, et donc reclasser de nombreux travailleurs… Idem pour le tourisme. Mais cela peut bien se passer si la révolution organisationnelle de la société est l’occasion de redonner du pouvoir au collectif, à la société civile. Les citoyens devraient, à l’avenir, être maîtres de la politique énergétique de leur territoire, comme c’est le cas des adhérents d’Energie partagée ou d’Enercoop. Si la révolution des modes de vie est dictée par des choix citoyens, elle se fera plus facilement.

La plupart des 15 pays qui ont contribué au DDPP misent sur des ruptures technologiques – non encore disponibles – pour atteindre leur but de diminution des émissions de CO2. Et la France ?

Les technologies présentées dans notre scénario sont celles que nous connaissons déjà. Nous nous appuyons sur une plus grande diversification du mix énergétique, avec un renforcement des énergies renouvelables, de la biomasse, de la valorisation du méthane en biogaz. Mais nous incluons aussi le nucléaire, même si la production d’énergie qu’il fournira sera moindre qu’actuellement. Le but est d’avoir, en France en 2050, une consommation d’énergie finale par habitant réduite de moitié par rapport à maintenant. Il faut donc gagner en efficacité énergétique et adopter des comportements sobres. C’est pareil pour tout le monde, mais ce sera plus ou moins difficile selon les pays.

Pourquoi ?

Prenons les Etats-Unis, qui vont devoir diviser par dix leur consommation d’énergie actuelle par habitant s’ils veulent atteindre 1,6 tonne de CO2. Leur niveau de consommation est tellement excessif qu’ils ont une grande marge de manœuvre pour le réduire. Mais reste la question des pays émergents, qui ont un impératif de développement humain, qui passe notamment par l’arrivée de l’électricité dans les foyers. En Inde, dont le taux d’émission par habitant est quatre fois inférieur à celui de la Chine, un quart de la population n’a pas accès à l’électricité. En Afrique, c’est bien plus. Dans ces régions, où la consommation d’énergie va continuer à augmenter, l’enjeu est que l’accès à la consommation aille de pair avec un développement sobre en carbone. Et donc de ne pas produire d’électricité à partir de charbon, pour commencer.

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