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Effrayant mais nécessaire, pourquoi il faut retrouver le silence…
jeudi, 5 juin 2014 / Thibaut Schepman /

Non, nous n’avons pas à « sauver la planète ». Elle s’en sort très bien toute seule. C’est nous qui avons besoin d’elle pour nous en sortir.

Victime des pollutions sonores mais aussi de nos comportements, le silence disparaît. Pourtant, il révèle notre rapport à l’autre. L’anthropologue David Le Breton livre son regard sur ces évolutions.

David Le Breton est anthropologue et sociologue. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le silence et la marche. [1]

Terra eco : Dans vos livres, vous faites l’éloge du silence. Est-ce parce que nous vivons dans un monde de plus en plus bruyant ?

David Le Breton : Le bruit est de plus en plus permanent, oui. Les bruits des activités humaines nous entourent en permanence, à commencer par celui des voitures. On rajoute aussi du bruit, comme la musique d’ambiance dans les gares et dans les magasins ou dans les restaurants, au point que parfois il y a tant de bruits qu’on ne peut pas se parler. On vit dans un monde de bruit et le silence devient de plus en plus rare. Cette musique nous rassure, c’est vrai, mais l’omniprésence du bruit est néfaste, c’est un écran qui coupe le lien social, il empêche aussi la pensée, des études montrent par exemple que les enfants qui vivent dans le bruit réussissent moins à l’école.

C’est pour cela que nous cherchons de plus en plus à trouver ces silences, ces pauses ?

Oui, c’est la raison du succès prodigieux d’activités comme la marche, la méditation, le yoga et toutes ces choses qui permettent de plonger en soi-même pour s’éloigner du brouhaha. Ce sont des formes de résistances au bruit et au bavardage du monde contemporain.

Personnellement, à quoi vous sert ce silence ?

J’ai moi-même toujours été silencieux. Si je considère que je n’ai rien à dire je préfère me taire. J’ai donc grandi en étant toujours considéré comme « taiseux », et j’ai pu observer la gêne qui était suscitée autour de moi par cette réaction un peu à part. Paradoxalement, le silencieux est vu non pas comme quelqu’un de humble mais comme quelqu’un de négatif au regard du lien social. Plus tard, j’ai participé à des groupes de réflexion entre étudiants qui consistaient à ne penser et ne parler que du moment présent. Le résultat était des moments de silence qui pouvaient durer très très longtemps. J’ai vu alors, en tant qu’anthropologue, la puissance du silence. Le silence permet de révéler beaucoup de choses, il montre notre rapport à l’autre, il montre toutes les constructions sociales dont nous sommes l’objet et auxquelles nous participons. Certaines personnes ne le supportaient pas et devaient quitter la pièce, parce que le silence les angoissait ou rappelait la mort de proches.

Vous dites donc à la fois que le silence peut déranger mais aussi qu’il y a trop de bruit ?

Ce n’est pas contradictoire. Pensez aux personnes bavardes. Le bavard est celui qui ne laisse pas de silence, qui parle tout seul, on a même l’impression qu’on est interchangeable face à lui. Mais même les gens bavards peuvent être incommodés par le bruit ! L’important c’est de pouvoir choisir et alterner. Le silence est aussi quelque chose de très relatif selon les personnes et les sociétés. Il y a par exemple des sociétés où l’on est capable de rester silencieux pendant très longtemps. Il y a beaucoup d’anecdotes d’ethnologues qui racontent s’être assis avec des Amérindiens, avoir posé une question et avoir été déboussolé d’entendre la réponse une heure après seulement. Certains enfants amérindiens sont donc assez mal à l’aise dans les classes quand les professeurs posent des séries de questions juste pour susciter la participation. A l’inverse, il y a des sociétés où l’on parle sans arrêt. Au Maghreb, on voit parfois des conversations interminables. La communication sert à la reconnaissance mutuelle. Elles disent : « Je suis content que tu sois là, tu es content que je sois là ». Nous, nous sommes à mi-chemin entre ces deux cas. Le silence dans une conversation nous gêne, on a peur de laisser penser à l’autre que sa parole ne nous intéresse pas. On ne sait plus où mettre ses yeux, on se sent maladroit, on se sent mis à nu et vulnérable. C’est la fameuse formule « Un ange passe » qui est utilisée de manière extrêmement conventionnelle et rituelle et qui permet de relancer la conversation après un rire.

Nos conversations manquent-elles aussi de silence ?

Les conversations deviennent envahissantes, à cause notamment des portables. C’est très frappant, faites-y attention dans la rue, il y a toujours une personne en train de téléphoner ou d’envoyer un SMS. La parole déborde dans l’espace public. Beaucoup de personnes mangent avec leur portable posé sur la table. Mais la parole téléphonique n’est pas celle de la conversation, elle est plus insistante, la voix accentue certains mots. Si deux personnes autour de vous parlent, cela vous gênera moins que si une seule est en train de discuter au téléphone. Henry David Thoreau se demandait (Dans Walden ou la Vie dans les bois, ndlr) ce que les gens allaient trouver à se dire quand est arrivé le télégraphe. La réponse, nous la voyons encore mieux avec l’usage du téléphone portable, il ne sert pas à se dire quelque chose mais à la reconnaissance sociale. J’ai eu la chance de grandir à une époque où l’on attendait la lettre pour avoir des nouvelles de quelqu’un. Ce qui était très précieux se banalise aujourd’hui. Quand un couple se retrouve le soir il peut y avoir un vrai plaisir à se raconter ce qu’on a vécu, ce qu’on a ressenti. Se donner des nouvelles toute la journée peut nous priver de ce plaisir. On perd un peu de sens et d’émotion au profit de la sécurité.