https://www.terraeco.net/spip.php?article55102
|
La Louisiane en pince pour l’écrevisse
mercredi, 28 mai 2014
/ Anne-Laure Pineau / Journaliste indépendante de 29 ans, Anne-Laure a toujours aimé découvrir ce qui se cache derrière les murs et les visages, inconnus surtout. Des tréfonds du bocage vendéen aux abords du Mississippi en passant par les bordels de Catalogne, en Espagne, elle a écouté ces histoires particulières qui forment la grande Histoire. Après trois ans passés au magazine Causette, elle s’est lancée dans le vaste monde de la pige, les idées en pagaille et l’enthousiasme à la plume. |
Dans le pays cajun, quand la culture du riz a décliné, les agriculteurs se sont tournés vers le crustacé. Une riche idée : ils se partagent désormais entre les deux cultures, en fonction des saisons.
« Ici, c’est la maison où a grandi ma grand-mère. Là, c’est celle de ma mère. Là-bas, celle de mon grand frère et là, celle de mon petit frère… On habite si près qu’on pourrait se tirer dessus. » Un doigt pointé à l’horizon et une main sur le volant de son truck, Thomas Faulk – dit Tommy – fait visiter, avec son chien George, les 1 400 hectares de ferme qu’il gère avec ses frères et ses neveux. A perte de vue, l’horizon sous le ciel lourd, les silos à grain et, sous les roues de l’engin, le bitume qui cède souvent la place aux chemins sablonneux. Niché au cœur de la « ceinture de riz », qui s’étend de l’Arkansas au Texas, Crowley, 13 000 habitants, est le chef-lieu de la paroisse de l’Acadie et surtout la « capitale américaine du riz ». Un titre qui l’autorise, tous les troisièmes week-ends d’octobre, à organiser un festival international dédié à la céréale, avec élection de miss et concours de mangeurs de riz.
« On a le plus grand nombre de moulins à grain par tête de pipe de la nation, claironne Greg Jones, le maire de la ville. Tout le monde dépend indirectement du riz dans la commune : les agriculteurs, les réparateurs de tracteurs, les vendeurs de pesticides, les commerçants ou les instits. » Fondée en 1887 le long de la voie ferrée, la localité a accueilli les fermiers acadiens qui ont exploité le potentiel agricole de la région. Des siècles plus tard, les rendements de leurs descendants sont faramineux : en 2013, la moisson a rapporté 90 millions de dollars (65 millions d’euros), estime Steve Linscombe, directeur du centre de recherche sur le riz de l’université d’Etat de Louisiane (LSU). Preuve de ce succès, « où que vous soyez, vous avez 90 % de chances que vos Rice Krispies (marque de céréales Kellogg’s, ndlr) viennent des alentours de Crowley ».
« L’histoire dit que les Français ont lancé le commerce des écrevisses, mais ce sont les populations amérindiennes qui leur ont montré comment les pêcher », raconte Ray McClain, responsable des études sur le riz et les écrevisses à la LSU. « On a 35 espèces natives de ce territoire. Mais celle que le marché aime, c’est la red swamp crawfish (l’écrevisse rouge des marais). » Considérée comme espèce invasive en France (Voir encadré), ce crustacé aux grosses pinces rouges demeure dans tous les plans d’eau de la région, et donc dans les champs de riz ! « Quand j’étais gamin, j’avais 6 ou 7 ans, se souvient le fermier Paul Zaunbrecher, mon père nous faisait descendre dans les fossés après la moisson, et on ramassait les écrevisses. » De culture plutôt artisanale dans les années 1970, l’écrevisse assurait aux fermiers un confortable lagniappe, un « petit plus » en cajun, pour boucler l’année dans le vert. A l’heure actuelle, 95 % des écrevisses américaines sont produites en Louisiane, et 70 % de la production est consommée localement : un véritable marché de niche. Entre janvier et juillet, dans la plus grande ville de l’Etat, La Nouvelle-Orléans, comme à Breaux Bridge, chaque festival a son stand d’écrevisses bouillies, chaque gargote a son ragoût. Et comme le dit Paul, « si tu investis dans une tradition, avec des gens et des machines, ça devient un business. »
Un discours que Paul Zaunbrecher présente autrement : « En ajoutant et retirant de l’eau dans les bassins, on ne fait qu’imiter les inondations naturelles. On ne les nourrit pas, on ne les manipule pas. Les écrevisses que l’on piège, elles sont comme nous, elles sont d’ici. » Même si l’élevage commercial des écrevisses se satisfait des structures existantes, il a imposé bien des aménagements. En plus du matériel, comme les pièges et les bateaux, les fermiers se sont heurtés à un autre type d’ajustement : les traitements phytosanitaires. L’usage des pesticides et herbicides, traditionnellement pulvérisés en quantité par avion dans les champs de riz, a dû être revu et corrigé, car les produits chimiques peuvent rendre impropres à la consommation les écrevisses et détruire les micro-organismes dont elles se nourrissent. « Le centre de recherches de la LSU à Crowley travaille en étroite collaboration avec les producteurs pour faciliter le travail avec les écrevisses, améliorer les rendements et assainir les terres, détaille Steve Linscombe. On travaille par exemple avec le programme Clearfield, un programme sans OGM, qui élabore des semences peu demandeuses en herbicides. »
Pour Tommy comme pour Paul, il a donc fallu s’adapter, même dans le domaine des idées. Car pour lever les pièges, « un travail sale, pas drôle du tout », comme le qualifie Tommy, il faut une main-d’œuvre saisonnière. « Il y a vingt ans, on a essayé de faire travailler des gens d’ici, sans succès. Sans pêcheurs, on a failli tout perdre. On a décidé de travailler avec des Mexicains et ces gens nous ont littéralement sauvés. » Elevés dans ce Sud conservateur, où l’on dit coon (« sale nègre ») comme si de rien n’était, les agriculteurs rencontrés n’ont de cesse de saluer l’afflux de ces travailleurs invités par l’Oncle Sam pour donner un coup de main. Que ce soit pour ramasser les tomates de Californie ou cueillir les pamplemousses de Floride, le visa temporaire agricole « H-2A » est distribué à 30 000 personnes chaque année. Ce document protège les salariés et vise à limiter le recours aux immigrés illégaux : salaire minimum, gîte et couvert sont contractuels. Paul Zaunbrecher, une main sur la tête de Lucy, le labrador du voisin, observe depuis la digue son pêcheur, Armando, faire des allers-retours sur son petit bateau à auvent. La main sur le piège, le pied sur la pédale, le jeune homme peut couvrir des dizaines d’hectares par jour. « Les “ H-2A ” veulent travailler, ils sont volontaires et simples. Ce ne sont pas des profiteurs ou des terroristes, comme on peut l’entendre ici : ils paient des impôts, participent à la croissance. » Tommy Faulk va même jusqu’à parler de travail en famille : « Nous employons dix Mexicains saisonniers. Ce sont des frères, des fils ou des beaux-frères de deux familles venant de Los Mochis, près du Pacifique. Ils étaient vigiles, paysans ou maçons et ils reviennent chaque année. »
En France, plus on est de fous, moins il y a de riz
En Camargue, 230 agriculteurs cultivent le riz sur 20 000 hectares. Pourtant, selon Bertrand Mazel, président du Syndicat des riziculteurs de France et filières, 7 000 hectares seront sacrifiés en 2014 : « C’est la crise : la France a abandonné la riziculture. » Plus de 2 000 emplois seraient sur la sellette, selon lui. Et le salut ne viendra pas des écrevisses. Si les petites françaises ne se plaisent que dans les rivières et ruisseaux, les crawfish américaines sont la cible des autorités. L’écrevisse de Louisiane est en Camargue considérée comme une espèce exotique endémique. —
Le site du Centre de recherche sur le riz de LSU
1. JPEG - 99.7 ko 1020 x 680 pixels |
2. JPEG - 143.2 ko 1020 x 680 pixels |
3. JPEG - 65.7 ko 1020 x 680 pixels |
4. JPEG - 125.1 ko 1020 x 680 pixels |
5. JPEG - 110.5 ko 1020 x 680 pixels |
6. JPEG - 156.9 ko 1020 x 680 pixels |