https://www.terraeco.net/spip.php?article54829
« La question n’est pas de manger moins de viande, mais comment en manger mieux »
lundi, 28 avril 2014 / Thibaut Schepman /

Non, nous n’avons pas à « sauver la planète ». Elle s’en sort très bien toute seule. C’est nous qui avons besoin d’elle pour nous en sortir.

Non, l’élevage n’est pas forcement synonyme de souffrance animale. Oui, il existe une voie « éthique » pour manger de la viande, estime la sociologue Jocelyne Porcher.

Jocelyne Porcher est sociologue et directrice de recherche à l’Inra (Institut national de recherche agronomique) spécialisée dans la relation entre l’éleveur et l’animal. Elle a également été éleveuse puis salariée dans une unité de production porcine. Elle a publié Vivre avec les animaux où elle appelle à « sauver l’élevage ».

Terra eco : Vous avez travaillé dans des exploitations agricoles, puis avez effectué des travaux de recherche sur la question. Quel portrait dressez-vous de la filière élevage en France aujourd’hui ?

Jocelyne Porcher : Il y a une grosse distinction à faire entre d’un côté l’élevage, qui est un métier très complexe, a une histoire, s’inscrit dans des enjeux identitaires et des enjeux de territoire, et de l’autre la production animale industrielle, qui a un rapport utilitariste à l’animal et qui fait usage sans limite de son corps. Ce sont deux mondes totalement différents. Le second est née au XIXe siècle, au moment où la zootechnie a commencé à considérer l’animal comme une ressource et où l’apparition des sciences et techniques a permis de rompre le lien entre l’homme et l’animal. L’élevage au sens traditionnel a, lui, subsisté jusqu’à aujourd’hui grâce à quelques agriculteurs qui ont résisté, notamment ceux qui travaillent en bio.

On fixe souvent le point de basculement de l’agriculture traditionnelle vers un système de production industrielle après la seconde guerre mondiale. Pour vous ce basculement a eu lieu plus tôt ?

Quand on lit les textes agricoles, on se rend compte que la rupture des mentalités a lieu au XIXe, quand le capitalisme industriel invite à considérer l’animal comme une ressource comme une autre qui doit assurer de la productivité et va exclure la relation d’affectivité entre l’éleveur et l’animal. La seule différence à l’époque c’est qu’on n’avait pas l’appareil médicamenteux et technique d’aujourd’hui. On essayait donc déjà de mettre les porcs sur des caillebotis, mais ils mourraient alors qu’aujourd’hui ils peuvent y survivre. C’est d’ailleurs la preuve que sans médicaments le système actuel de production de viande industrielle s’effondrerait.

Pourtant, malgré vos critiques, vous n’appelez pas à cesser de manger de la viande ?

Je suis très critique sur le système actuel de production animale. J’ai fait un gros travail sur le sujet, depuis plus de vingt ans, et ma conclusion c’est justement que ce système n’a rien à voir avec l’élevage. Donc faire la critique du premier ne doit pas nous inciter à boycotter le deuxième. Je pense que la première question à se poser n’est pas s’il faut manger moins de viande, mais comment on peut en manger mieux. On répond alors très vite qu’il faut arrêter de manger de la viande industrielle, parce ce n’est pas bon pour la santé, ça pollue, c’est source de souffrance animale et humaine, c’est juste bon pour générer des profits. Par contre j’estime qu’il faut manger de la bonne viande pour soutenir les éleveurs parce que cela permet de préserver un patrimoine, des paysages, des races, des pratiques. Sans l’élevage une partie des territoires français seraient dévastés. Mais manger de la vraie viande c’est rare, certaines personnes n’en n’ont d’ailleurs jamais mangé ! Quand vous mangez un poulet de 35 jours, c’est de l’eau, vous en mangez beaucoup parce que ce n’est pas nourrissant. Mais si vous mangez de la vraie viande, c’est très nourrissant, vous n’avez pas envie d’en manger plus d’une fois ou deux par semaine. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des choses à améliorer dans l’élevage même traditionnel, mais le rejeter d’un bloc n’a pas de sens.

Quels changements faudrait-il apporter dans les élevages français ?

Le principal problème c’est l’abattoir. Il y a une énorme inadéquation entre la façon dont les animaux sont élevés par les éleveurs et la façon dont ils sont tués. Il y a eu une grande concentration des abattoirs et la plupart sont aujourd’hui des usines énormes où les méthodes de travail sont taylorisées et où l’urgence est permanente. Mais pour un vrai éleveur, tuer un animal n’est pas du tout anodin, ils y pensent plusieurs jours en avance, parfois ça les empêche de dormir. Aujourd’hui ils doivent laisser leurs bêtes dans un box de l’abattoir et ils s’en vont sans savoir combien de temps elles vont attendre ni quand elles seront tuées. Ils voudraient au minimum pouvoir les accompagner et s’assurer que leurs bêtes soient tuées en prenant le temps et les soins nécessaires. Il y a même du coup des éleveurs qui refusent d’emmener leurs bêtes à l’abattoir et qui le font eux-mêmes, dans des mini-abattoirs qu’ils ont construits eux-mêmes, en prenant le risque d’être dans l’illégalité.

Comment les "petits éleveurs" vivent-ils la montée du végétarisme et du veganisme en France ?

Ce sont deux choses très différentes. Le végétarien reste lié à la filière de l’élevage puisqu’il mange du lait, des œufs, du fromage. Le vegan lui prône une rupture totale avec les animaux d’élevage au nom d’une idéologie et d’une morale animale. Cela veut dire que pour eux l’éleveur n’a aucune morale or c’est totalement faux. La totalité de leur travail repose sur des questions morales. L’élevage les questionne au quotidien sur ce qu’est la vie et ce qu’est la mort, et quand on discute avec un éleveur on réalise qu’ils ont des points de vue passionnants sur les questions existentielles, sur le bien et le mal. Ils ont aussi souvent cette capacité à questionner en permanence leur pratique et leur pensée. Je trouve qu’ils ont beaucoup plus de hauteur de vue que beaucoup de défenseurs de l’éthique animale dont le matériau de réflexion est le livre et qui ne savent pas ce qu’est une vache, ce qu’est une étable, ce que c’est de passer du temps avec une vache. Les éleveurs s’interrogent par exemple sur la notion de "travail" pour les animaux. J’ai mené des recherches à ce sujet, et on constate que d’une certaine manière les vaches collaborent véritablement aux travaux de l’éleveur, elles proposent des choses via les réactions qu’elles manifestent.

Où conseillez-vous d’acheter cette viande de qualité que vous défendez ?

Les éleveurs de qualité sont très nombreux a avoir des sites internet. On en trouve dans toutes les régions. Le mieux c’est de renseigner sur les éleveurs autour de chez soi et d’aller les rencontrer, pour discuter avec eux et voir comment ils travaillent. Ensuite on peut leur commander de la viande et la congeler, c’est facile. Sinon on peut s’approvisionner via la filière bio, c’est déjà une bonne chose.


sondage 5

A lire aussi sur Terraeco.net :

« Tout dans la société nous pousse à devenir végétalien »

Coach Bridget : Comment arrêter la viande

Pourquoi j’ai décidé de continuer à manger de la viande



Et notre dossier sur le végétarisme :

Végétariens : et s’ils avaient raison ?