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A Bombay, la mangrove à marée basse
jeudi, 24 avril 2014
/ Émilie Jéhanno / Journaliste pigiste, Emilie a 25 ans. Elle a grandi en Bretagne, où elle a commencé à s’intéresser aux questions de protection de l’environnement et de droits humains. Petite, elle s’échappait souvent lors des sorties familiales et voulait faire le tour du monde. Elle a gardé ce goût de l’aventure. Le journalisme s’est inscrit dans cette veine, avec l’envie de raconter et de donner la parole. Au cours de ses études à l’école de journalisme de Strasbourg, elle a découvert l’Inde. Et eu envie d’y retourner, pour écrire. Après un passage à l’édition à Libération, elle s’est lancée. |
Décharges et projets immobiliers plus ou moins légaux grignotent ces espaces naturels vitaux qui protègent la plus grande ville d’Inde des inondations.
D’habitude souriant, Stalin D. a le visage fermé en ce jour ensoleillé d’hiver. Dans une salle du beau bâtiment néogothique de la Haute Cour de Bombay, le juge prête une oreille distraite à l’affaire qui lui tient à cœur. Le directeur de Vanashakti, une association de protection de l’environnement, poursuit la mairie en justice depuis 2012. Celle-ci veut ouvrir la plus grande décharge d’Inde à Kanjur, au nord-est de la ville, dans les mangroves du bras de mer de Thane. Ce qui étoufferait encore plus cet écosystème marin fragile (Lire l’encadré au bas de cet article). Ce serait surtout une bien mauvaise idée, car les mangroves sont un rempart naturel contre la montée des eaux. Or, Bombay est l’une des cinq mégapoles les plus menacées au monde par le changement climatique, selon une étude de 2013 du cabinet britannique d’analyse des risques Maplecroft.
« Si, dans les cent prochaines années, le niveau de la mer augmente d’un mètre à cause du changement climatique, les parties basses de Bombay seront inondées, alerte le docteur Arvind Untawale, ex-directeur adjoint de l’Institut national d’océanographie et secrétaire de l’association des mangroves d’Inde. Les hommes politiques ne comprennent pas l’importance des mangroves dans l’écosystème de Bombay, ils ne s’intéressent qu’à l’argent, l’argent, l’argent… » « Dans cette ville, toutes les décharges sont situées dans les mangroves », s’irrite Stalin D. Il a pour l’instant obtenu l’arrêt des travaux sur le nouveau site de Kanjur, mais la bataille est loin d’être gagnée. Au tribunal, le litige porte sur la classification d’une partie de la parcelle de 141 hectares, passée d’une zone non constructible, à constructible.
A Kanjur, les habitants ne veulent pas d’un nouveau Deonar. De la fenêtre de son appartement, Sunil (1) et sa famille ont vue sur la colline de déchets de la nouvelle décharge : « Quand nous sommes arrivés, la mangrove était luxuriante. Puis, ils ont commencé à jeter les ordures. Il y a d’abord eu la puanteur, les mouches… On n’arrivait plus à respirer, ni à manger, ni à dormir. Ça sentait les déchets chimiques. Beaucoup de gens ont été malades. » Par crainte des menaces, cependant, personne n’ose trop protester.
Les Bombayites ont pourtant en mémoire le 26 juillet 2005. Ce jour-là, la mer d’Arabie, d’ordinaire si calme, fouette la porte de l’Inde, symbole de la ville. Au cours de ce deuxième mois de mousson, des pluies torrentielles – 994 mm en une journée, un record – noient la mégalopole. « Nous avons découvert une nouvelle réalité. Tout Bombay a été submergée, mais notre village, Bhandup, a été moins touché, car les mangroves ont aidé à protéger nos terres et nos propriétés », explique Nandakumar Pawar, de la communauté de pêcheurs Agra Koli. Le jour de l’inondation, les routes, les pistes de l’aéroport, les lignes des trains de banlieue sont envahies par les flots : la rivière Mithi, obstruée par les déchets, ne peut les contenir. Le courant est coupé. La capitale économique et financière du pays s’arrête. Plus de 1 000 personnes décèdent, les dégâts sont estimés à 40 milliards de roupies (650 millions d’euros).
L’ampleur du désastre s’explique par la géographie. Car Bombay est une ville artificielle. Au XVIIe siècle, quand les Britanniques décidèrent de transformer ce petit port de l’Etat du Maharashtra, sur la côte ouest de l’Inde, la cité n’existait pas. C’était un groupe de sept îles, connues sous le nom de Mumbai. Les colons ont donc détruit une grande partie des mangroves, drainé et remblayé. La mer d’Arabie a été grignotée par les hommes, jusqu’à former une presqu’île de 50 km, où s’entassent aujourd’hui près de 20 millions d’habitants.
Seules les forêts de mangroves au nord de la ville, à Vasai, Manori, Malad ou Thane sont encore sauvegardées. Quelques parcelles, envahies par les détritus, subsistent sur la côte sud, à Bandra et Colaba. L’urbanisation frénétique prospère. Des tours de béton sortent de terre de manière anarchique dans les banlieues. Dans une ville où le prix du mètre carré est plus élevé que partout ailleurs en Inde, la terre vaut de l’or. Promoteurs immobiliers, corruption et hommes politiques font bon ménage.
A l’entrée du bidonville, des drapeaux du parti du Congrès flottent, affichant le contrôle que la formation politique exerce ici. Le long des allées de terre séchée, des familles de toute l’Inde sont venues chercher une vie meilleure. Des enfants font voler des cerfs-volants. Un peu plus loin, le volume à fond d’une télé fait résonner la musique d’un soap indien. Pourtant, à marée haute ou pendant la mousson, le bidonville se transforme en marécage boueux, en nid à microbes impraticable.
Une femme vêtue d’un sari rouge, interpelle soudain Harish Pandey, veut savoir ce qu’il fait là, accompagné. Il invente un projet d’étude. (« Elle fait partie de la mafia qui dirige le bidonville », chuchotera-t-il plus tard. Il n’est pas le bienvenu ici, les habitants connaissent son combat. Depuis qu’il a fondé en 2008 une association de résidents de Dahisar et gagné un procès contre des promoteurs, le militant évite de se promener dans les mangroves. Lui et sa famille ont été menacés plusieurs fois. « Le citoyen lambda a peur des hommes politiques associés aux criminels. Mais à quoi bon mourir comme un lâche ? interroge-t-il d’un ton acerbe. Je suis inquiet pour demain, je veux que mes enfants soient fiers de leur héritage. »
A Bhandup, les rickshaws (véhicules à deux ou trois roues très utilisés en Asie du Sud-Est) ont depuis longtemps remplacé les filets de pêche. Les poissons ont disparu à cause de la pollution industrielle. Les pêcheurs abandonnent leur métier, ils se reconvertissent en chauffeurs de taxi ou rejoignent la puissante mafia du sable. « Nous allions pêcher à Kanjur, se souvient Nandakumar Pawar. Mais ce gouvernement est insensible, il n’écoute pas ce que les gens ont à dire. » A présent, sur les étals, les poissons ne viennent plus des mangroves, ils sont pêchés en haute mer, loin de Bombay. —
(1)Le prénom a été modifié.
Ecosystème en danger
Composée d’arbres aux racines profondément enfoncées dans la vase, la mangrove est située dans les lagunes ou les estuaires. Elle protège les terres, réduit l’érosion des sols et contrôle les inondations. Elle absorbe aussi métaux lourds et CO2. On y trouve une faune très riche : de nombreuses espèces d’oiseaux, de poissons, de mollusques et de crustacés. Très fragile, la mangrove est le milieu qui a le plus régressé au XXe siècle avec les zones humides. —
Le site de l’association écologiste Vanashakti
Le site de la décharge de Kanpur
L’étude sur les villes menacées par le changement climatique