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Agriculture : l’avenir est dans le pipi
lundi, 3 mars 2014 / Cécile Cazenave

La pénurie de phosphate nous guette. Or, sans ce nutriment, pas d’engrais et sans engrais, pas de récolte agricole. Heureusement, des alternatives naturelles, comme l’urine, existent.

Quand les mines seront à sec, c’est dans les champs qu’il ne poussera plus rien. Ni proverbe chinois, ni prophétie mormone de la 45ème heure : c’est un scénario probable si les agriculteurs ne se creusent pas les méninges maintenant. Car, de la galerie au sillon, il y a le phosphore, un élément chimique que l’on trouve dans la nature – dans les squelettes ou les dents des êtres vivants, mais aussi dans les mines d’Afrique du Nord, du Proche-Orient et d’Asie – sous forme de phosphate et qui finit au pied de nos plants de tomates.

Le phosphore, l’azote et le potassium forment en effet le trio infernal, nommé NPK, de la Révolution agricole. C’est la pierre philosophale de l’intensification. Les miracles furent dignes de la démultiplication des pains. Selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), de la fin des années 1940 à la fin des années 1990, le rendement moyen du blé est passé, en France, de 1 800 à 7 100 kg/ha, et l’apport d’engrais de 45 à 250 kg/ha. Or, l’engrais, c’est NPK – et non NKM qui s’intéressera plutôt aux mines urbaines si elle lit Terra eco. « Aujourd’hui, sur les limons fertiles d’Europe du nord-ouest, les rendements du blé et du maïs dépassent parfois 10 000 kg de grains par hectare, pour des doses d’engrais de l’ordre de 200 kg d’azote, 50 kg de phosphate et 50 kg de potasse à l’hectare », cite l’agence internationale. L’humain peut fabriquer de l’engrais azoté à partir de l’azote de l’air. Et a priori, de l’air, il y en a encore pour tout le monde. Mais pour trouver le phosphore, il faut creuser jusqu’à la veine de phosphate.

2008 : le prix du minerai a augmenté de 800%

Et de côté-là, c’est bientôt la panne sèche. Le pic de phosphore, auquel on ne pensait pas vraiment jusque-là, préoccupés que nous étions par celui du pétrole, est prévu aux alentours de 2030-2040. Selon les scientifiques, les réserves mondiales de phosphate sont estimées entre 16 000 et 67 000 mégatonnes. La liquidation totale des stocks avant fermeture définitive pendra un peu de temps, entre cent et trois cents ans. Mais la menace de la fin des haricots suffit à faire valser les assiettes. Car bien entendu, tout le monde n’est pas servi à parts égales. Le Maroc, la Chine et les Etats-Unis contrôlent par exemple 85% des mines. En 2008, le prix du minerai a augmenté de 800% semant la pagaille jusqu’en Australie dans les calendriers de semis. A long terme, tout cela devrait finir par nous amener au pain sec et à l’eau. La Gudule de Boris Vian avait déjà prévu de se passer d’écrans plats et de smartphones puisqu’il n’y aura bientôt plus assez de métaux stratégiques pour tout le monde. De voiture puisqu’on sera prochainement en rade de pétrole. Quand le phosphate viendra à manquer, c’est son estomac qu’elle va devoir auto-digérer.

Mais même les prophètes de l’apocalypse ne sont pas encore au régime. D’abord, il y a du gâchis dans le phosphore : l’équivalent de 52% de la matière apportée par les engrais minéraux est en effet perdu chaque année, lessivé par les eaux de ruissellement. La Commission européenne s’en est émue et a lancé l’année dernière une consultation publique sur les pistes possibles de recyclage. Ensuite, on peut sélectionner des plantes qui en consomment moins et créer des variétés peu gourmandes. Enfin, il suffit de leur pisser dessus.

Le pipi d’un villageois burkinabé = 400 m2 de culture fertilisés

Notre urine est en effet une bombe à NPK. Régulièrement, des hommes en blouses blanches le confirment. Comme ces chercheurs finlandais qui comparèrent, il y a quelques années, la production d’un plant de tomates arrosé avec un mélange d’urine et de cendres, quatre fois meilleure que celle d’un plant sans apport. Mais en dehors des pipettes, le pipi fait également un tabac. De nombreuses ONG tentent de transformer les latrines en usines à fertilisants. En Afrique de l’Ouest, l’Agence intergouvernementale panafricaine eau et assainissement pour l’Afrique, un organisme panafricain, développe, depuis plusieurs années, le concept d’« ecological sanitation » (EcoSan) auprès des petits agriculteurs d’une dizaine de pays.

Au Burkina Faso, les résultats de trois années d’essais aux champs ont eu raison des sceptiques. Le rendement de parcelles d’aubergines a été multiplié par six par rapport aux parcelles non amendées, celui des parcelles de tomates par deux et demi et celui des parcelles de gombos par un et demi. Surtout, l’engrais à base d’urine tient la corde en comparaison du même apport en engrais minéral. Et les bourses ne s’en porteront que mieux. Le pipi d’un villageois peut suffire à fertiliser près de 400 mètres carrés de cultures grâce aux 500 litres d’urine annuels évacués. Chaque année, c’est une économie de 10 dollars (7 euros) de fertilisant et une plus-value de 50 dollars (36 euros) correspondant à l’accroissement des rendements. Le tout, quasi gratos.

Alors que les manuels destinés aux agriculteurs africains circulent sur le net, des blancs-becs nordistes ont, eux aussi, eu envie de prouver au monde que, pour contrer la pénurie de phosphate, la pisse avait ses chances. Ainsi, le « Rich Earth Institute », un groupe américain très motivé, a récolté l’année dernière quelque 11 000 litres d’urine, apportés par 170 volontaires du Vermont, afin de poursuivre une expérience sur des champs de foin. A Amsterdam, aux Pays-Bas, les rats des villes se sont inspirés des rats des champs. Au mois de décembre dernier, des urinoirs à récupération ont été installés en centre-ville pour fertiliser les toits plantés de la ville. L’opération avait vocation à alerter sur la rareté du phosphore et sa nécessaire économie. A l’occasion, les autorités calculèrent que si la cité entière était équipée de tels systèmes, c’est une zone agricole de l’équivalent de 10 000 terrains de football qui pourrait se passer d’engrais minéral. De quoi faire phosphorer les caboches.


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