https://www.terraeco.net/spip.php?article53937
Ces vaches d’hier qui nous nourriront demain
mercredi, 26 février 2014 / Cécile Cazenave

La moitié des races hexagonales a failli disparaître il y a 30 ans. Leurs descendantes font aujourd’hui vivre des centaines d’éleveurs, la plupart en bio et en circuits courts. Rencontre au Salon de l’agriculture.

Faite, Kleuzig et Hepona hésitent sous les projecteurs du ring, l’enclos de défilé bovin du hall 7. Au Salon de l’agriculture, à Paris, les trois vaches, une Saosnoise, une Bretonne pie noir et une Armoricaine, effrayées par la foule et le bruit, ignorent tout du symbole qu’elles représentent. Elles sont pourtant des survivantes, dignes descendantes de trois races qui ont failli s’éteindre, désormais pudiquement nommées, « à petits effectifs ». Accoudée à la rambarde, Clémence Morinière s’émeut. « Aujourd’hui, on nous ouvre les portes, mais il y a trente ans, ces vaches auraient été virées manu militari de n’importe quel salon agricole : elles ne correspondaient pas à la modernité et n’avaient pas le droit de cité », raconte l’animatrice technique de la Fédération des races de Bretagne.

Car une bonne moitié de la quarantaine de races bovines françaises revient de loin. De l’après-guerre plus précisément, qui faillit bien avoir raison de leur carcasse. L’époque est à l’urgence alimentaire, il faut nourrir la France. Place aux bêtes productives ! Du lait et de la viande pour le peuple affamé ! Les tracteurs faisant également leur entrée aux champs, les races rustiques, qui servaient à la fois à la traction et à l’alimentation, n’ont plus d’intérêt aux yeux des humains. Adieu la Béarnaise, la Bleue de Bazougers, la Maraîchine et la Casta, la Villard-de-Lans et la Bordelaise… Vive les Montbéliardes et les Prim’Holstein, heureuses élues de ce plan de production de masse, en lait ou en viande. Il fallut quelques décennies pour venir à bout des vaches à tout faire. Mais aux alentours des années 1970, on y était presque. Ces derniers fossiles vivants n’allaient pas tarder à débarrasser le plancher.

Races rustiques, rarement malades, bien adaptées à leur terroir

Il fallut la détermination de rares groupes d’éleveurs, puis le réveil des pouvoirs publics pour sauver in extremis quelques troupeaux. La Bretonne pie noire fit l’objet du premier plan de sauvegarde national. Une réussite. De 300 animaux en 1975, les effectifs ont été multipliés par cinq en trente ans. 70 éleveurs en ont désormais des troupeaux entiers, dont 90% en bio. Les 16 races dites à petits effectifs – appellation qui correspond à moins de 4 500 bêtes par race – représentent désormais un peu plus de 8 500 vaches. C’est certes huit fois plus qu’il y a trente ans, mais toujours 0,05% du cheptel bleu blanc rouge. « En nombre d’animaux, c’est ridicule, mais si l’on parle de diversité génétique, c’est énorme », souligne Léa Charras, de l’Institut de l’élevage, en charge des plans de conservation de 13 races, soit un tiers du patrimoine génétique bovin.

Car, paradoxalement, ces réservoirs de gènes sur pattes pourraient bien incarner l’avenir. Races rustiques, rarement malades, bien adaptées à leur terroir, elles se contentent volontiers des pâtures locales, parfois chiches, épargnant à l’éleveur l’achat de rations alimentaires. « Elles n’entrent donc pas en compétition avec l’alimentation humaine, explique Mickaël Brochard, chef du service de gestion et de sélection des populations à l’Institut de l’élevage. Par ailleurs le changement climatique engendrera inexorablement une augmentation des problèmes sanitaires : c’est peut-être dans leur patrimoine que l’on trouvera des caractère résistants aux nouveaux parasites et pathologies émergentes. »

« Une Bretonne, c’est comme une Deuch ! »

Si la recherche mise sur elles pour la pérennité du cheptel français, les éleveurs, eux, redécouvrent petit à petit ces animaux aux qualités oubliées. « On nous appelle les races en conservation, comme si nous étions des boîtes de conserve, bonnes pour les musées, alors que ce type d’élevage est tout à fait rentable ! », lance Clémence Morinière, de la Fédération des races de Bretagne. Car ces bêtes ont des atouts pour qui veut sortir du système intensif. « On leur a reproché de ne pas produire assez, mais aujourd’hui, les consommateurs veulent de la qualité et nos agriculteurs de l’autonomie : elles sont parfaites sur ces deux points », ajoute l’animatrice.

En dix ans, Gaby Le Hir n’a en effet pas été déçu par la Bretonne pie noire. Les 18 hectares de sa ferme de Plounéour-Ménez, dans le Finistère, suffisent à nourrir son troupeau d’une douzaine de Bretonnes. Ancien vacher en Haute-Savoie, Gaby Le Hir s’est inspiré des fromages AOC de ses anciens troupeaux. Chez lui, une vache produit quelque 5 000 litres de lait par an qu’il transforme avec son épouse en fromages. « Nous préférons avoir moins de lait, mais être assurés d’une bonne “fromageabilité” : si le lait caille mal ne serait-ce qu’une fois, notre production du jour est foutue ! », explique-t-il. D’abord écoulés sur les marchés et à la ferme, ses produits sont aujourd’hui demandés par tous les restaurants du secteur et il aura bientôt du mal à honorer les commandes. « Une Holstein, c’est une Formule 1, quelques grands prix et c’est cuit ; alors qu’une Bretonne, c’est comme une Deuch, ça va plus lentement mais plus loin ! », sourit-il en gardant un œil sur Kleuzig, placide dans son box du hall 4, que quelques gamins essayent de titiller.

Des vaches qui résistent bien aux coups de chaud

La Froment du Léon, dont le cheptel français compte à peine 300 femelles, produit le lait le plus riche en bêtacarotène de l’Hexagone. Sa couleur jaune-orange fait un beurre doré. Et parlez-en donc à Christophe Cabaret, éleveur à Saint-Servais, dans les Côtes-d’Armor. Il est venu avec Fourmaj, une belle rouquine armoricaine, à qui il vient de renouveler sa ration de foin. Derrière lui, le stand de promotion des industries du lait a organisé un jeu concours. Christophe est encore à moitié hilare de ce qu’il a entendu sortir des mégaphones : « Avec une Holstein, il leur faut 22 litres de lait pour faire un kilo de beurre, moi, j’utilise 14 litres ! », se marre-t-il. Chez Christophe, où la terre est tellement acide que seuls poussent ajoncs et genêts, les pâtures conviennent pourtant bien à ses 8 petites bêtes, dont les 5 quintaux chacune – une plume face à la tonne et demie d’une charolaise – ne défoncent pas les fragiles sols.

Reste que ces lignées demeurent fragiles. Le cheptel de la Froment du Léon est si restreint que trois éleveurs possèdent à eux seuls 70% des représentantes de la race. « Si un seul s’arrête sans relève derrière, ce sera peut-être la boucherie », se désole Clémence Morinière. Dans le Gers, Daniel Danflous a bien du mal à agrandir son troupeau de Mirandaises. Dans les années 1970, son père avait converti la quasi-totalité du troupeau en Blondes d’Aquitaine. Dans la ferme d’Ornezan, Daniel rame toujours pour inverser la vapeur. « Je manque de reproducteurs et de vaches, il faut attendre que des papis qui en ont encore prennent leur retraite », explique-t-il. Ses vaches, qui résistent particulièrement bien aux coups de chaud, intéressent pourtant des éleveurs en Espagne et en Afrique du Nord. Mais impossible de songer à de tels échanges tant il est déjà difficile d’approvisionner le boucher. La délicate viande persillée dont il vante la finesse remporte pourtant un franc succès. Béret sur la tête, il se dit peut-être qu’il en touchera deux mots au ministre qui doit passer demain…


AUTRES IMAGES

1.
JPEG - 420.4 ko
900 x 600 pixels

2.
JPEG - 542.4 ko
900 x 600 pixels

3.
JPEG - 483.8 ko
900 x 600 pixels

4.
JPEG - 668.3 ko
900 x 600 pixels

5.
JPEG - 525.7 ko
900 x 600 pixels

6.
JPEG - 458.6 ko
900 x 600 pixels