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Ils travaillent moins, gagnent moins, mais s’enrichissent
vendredi, 17 janvier 2014 / Emilie Brouze (Rue89)

Au black chez les voisins, à mi-temps, en télétravail ou de nuit : ils expliquent ce qu’ils font de leur temps gagné ailleurs, et pourquoi ils ne le regrettent pas.

Ils ont choisi de travailler moins... quitte à gagner moins. Pour s’occuper de leurs enfants, planter des fleurs, s’investir dans une association ou, comme Frédéric et Laure, profiter de la vie. Ce jeune couple, qui avait détaillé son porte-monnaie sur Rue89, expliquait avoir fait le « choix de vie » de travailler moins pour avoir plus de temps. Ils répètent d’ailleurs à l’envi le mot « temps ».

Laure est salariée à 80% dans la fonction publique et Frédéric, au chômage, ne cherche pas systématiquement des contrats mais s’occupe des enfants, retape la maison et jardine. Ils vivent « modestement » avec 2 320 euros par mois, sans chercher à « gagner plus ».

En France, les salariés bossent en moyenne 39 heures par semaine (Insee, 2012). Depuis 1950, la baisse de la durée du travail, observée dans tous les pays développés, s’accompagne de la hausse du travail à temps partiel (18,7% en France, en 2011). Qu’il soit voulu ou subi : un tiers des salariés à temps partiel déclarent n’avoir pas trouvé mieux.

Ceux qui ont répondu à l’appel à témoins de Rue89 ont un jour décidé de diminuer le nombre d’heures de travail pour faire autre chose.

La décision se prend souvent à deux car, comme dans le cas de Sylvain, elle a des conséquences sur le budget d’un couple. Est-elle pour autant tenable à plus long terme ? Témoignages.

- Charlie, 28 ans : « Les fins de mois sont délicates »

« A 20 ans, je suis parti en Angleterre où j’ai eu un coup de foudre pour une Polonaise. On a travaillé dans des palaces, de 21 à 25 ans – j’étais chef de rang et sommelier. On gagnait bien notre vie : on était logés et nourris, on voyageait beaucoup. Puis on est allés en Corse, pendant deux ans. On avait un peu d’économies et on a eu l’occasion d’acheter une ferme – une très belle affaire – à côté de Périgueux (Dordogne), d’où je suis originaire.

J’ai toujours été à fond dans la nature ; mes grands-parents étaient agriculteurs. Alors on a tout annulé et on s’est installés en Dordogne. On a rénové la ferme avec mon père et des copains pendant plus d’un an, avant d’emménager en février 2013.

Je ne touche plus le chômage depuis mars. Je bosse au “black” pour 300 euros, ma conjointe est à mi-temps dans le bar de mon frère pour 800 euros. Je taille les haies des voisins ou je trouve des petits boulots par copinage. Ma compagne est très écolo et végétarienne. On a des légumes, une dizaine de poules et, avec des copains maraîchers, on se débrouille pour faire des échanges... On cherche à être auto-suffisants. Avant, on ne regardait pas mais aujourd’hui, on fait parfois les fonds de tiroir : les fins de mois sont délicates. Au supermarché, on regarde toujours les prix au kilo.

Si nous avions conservé notre ancien mode de vie, notre fille aurait été nourrie avec Blédina et par une nounou... Nos légumes et fruits sont ultra-bio, elle est belle et jamais malade. »

- Xavier, 41 ans : « Je peux profiter de la vie »

« Au départ, c’était un concours de circonstances. Il y a deux ans, j’ai quitté un CDI à temps complet pour un nouveau travail, toujours dans l’informatique, où les salariés sont aux quatre cinquièmes. On pouvait choisir quelle journée on ne voulait pas travailler.

Je perdais environ 5 000 euros par an de salaire, sans compter l’essence – au lieu de me rendre au boulot en RER, j’utilisais ma voiture. Au début c’était bizarre mais ça m’a donné un grand bol d’air. J’étais usé par mes journées de douze heures. Avec ces quatre cinquièmes, j’avais un grand week-end toutes les semaines. Mais au bout de sept mois, ils ne m’ont pas gardé. J’ai retrouvé un travail dans la finance, comme administrateur réseau, et j’ai tout de suite proposé de travailler aux quatre cinquièmes. Ils ont accepté. J’ai encore gagné en qualité de vie : je suis deux jours en télétravail, deux jours dans l’entreprise.

Financièrement, je gagne un peu moins qu’avant mais ce n’est pas grave. J’ai un petit prêt familial qui se termine bientôt et mon épouse, plus jeune que moi, travaille à temps complet. On s’y retrouve. Pendant ma journée libre, je fais du jardinage, du bricolage, je m’occupe de mon association... J’ai le temps de penser à ce que j’ai à faire. Le temps partiel, je ne peux pas m’en passer. Je pensais que j’allais m’ennuyer mais en fait, je peux m’occuper un peu de moi et profiter de la vie. »

- Sylvain Saïd, 47 ans : « Je voulais faire le vide »

« Aide-soignant à temps complet depuis près de vingt ans, je travaille à mi-temps depuis juin dernier. C’est en voyant passer une offre de poste de nuit dans une autre unité que je me suis décidé. J’ai eu envie de me consacrer davantage à ma vie privée, à des choses essentielles de la vie. Je voulais faire le vide de ce boulot qui est assez difficile – les conditions de travail ne s’étant pas améliorées ces dernières années.

Depuis juin, je travaille sept nuits par mois, de 20h15 à 6h15, et parfois quelques nuits supplémentaires pour remplacer des collègues malades. Mon salaire a été divisé par deux : je gagnais 1 500 euros net, je touche aujourd’hui un peu plus de 800 euros. Forcément, je fais un peu plus attention. Je paie les charges, le crédit de ma maison mais je vis quand même “aux crochets” de ma compagne, qui est prof et qui élève des vaches sur l’Aubrac.

Ma perte de revenus, si je n’avais pas eu en septembre de bugs de prélèvements qui ont entraîné des rejets bancaires et des frais exorbitants, est largement compensée par une vie emplie de joies du quotidien. Je fais de la musique, je compose, je m’occupe des vaches de ma compagne, j’écris... »

- Perrine, 28 ans : « Commencer une formation en menuiserie »

« J’ai choisi il y a un an de travailler moins (et de gagner moins) pour reprendre une formation en... menuiserie. J’ai travaillé pendant environ deux ans à temps plein dans une entreprise qui donne des cours du soir en information-communication. Le travail de bureau me pesait énormément et je ressentais le besoin de faire autre chose, de plus créatif, de plus manuel, plus technique... et surtout, plus utile ! J’avais l’impression qu’il me manquait quelque chose.

Devant un reportage sur une fille menuisière, ça a été le déclic. J’ai hésité pendant des mois et mon compagnon m’a convaincue : en septembre 2012, j’ai commencé une formation en menuiserie. Je ne pouvais pas me permettre financièrement d’abandonner mon boulot : je suis donc passée aux quatre cinquièmes – je n’ai pas pris de gros risques. Un jour par semaine, je suis en stage non rémunéré chez un menuisier. J’ai aussi deux soirées de cours.

J’ai trouvé un meilleur équilibre. Je ne considère pas cette activité comme du travail : je le fais avec plus de plaisir que le bureau. Ça m’a donné un bol d’air. Au début, c’était une intuition, c’est devenu une passion. La différence de salaire entre un temps plein et les quatre cinquièmes n’est pas énorme. J’étais à 1 600-1 700 euros net, je suis passée à 1 400 euros. Je fais un peu plus attention : moins de restos, moins de sorties...

Et puis, en décembre dernier, j’ai perdu mon emploi. Paradoxalement ça a été un soulagement : enfin du temps pour faire d’autres choses, plus intéressantes ! Même si c’est difficile pour moi, le chômage. J’aimerais maintenant trouver une activité épanouissante qui pourrait me rapporter un revenu suffisant pour vivre. »

- Marie, 33 ans : « Le temps libre, une richesse quand on en profite »

« Je suis enseignante en maternelle. Quand j’ai eu mon premier garçon, à la fin de l’année 2010, j’ai repris à mi-temps pour une question d’organisation : je ne voulais pas qu’il rentre trop tôt en crèche. A la rentrée 2011, je suis passée à 75%, ce qui me permettait de mieux m’organiser avec ma classe.

Je m’y retrouve bien. Avec mon mari et mes enfants, on a beaucoup plus de temps pour passer des moments ensemble. Les parents n’ont pas toujours le choix mais en tant qu’enseignante, je vois des enfants qui enchaînent garderie et école et qui sont épuisés. Je ne voulais pas ça pour les miens. Je ne dis pas que je ne reprendrai pas un jour à temps plein mais pour l’instant, c’est un bon compromis.

Mon mari est indépendant mais il cherche un emploi de salarié, pas forcément à temps plein. A presque 50 ans, il a une expérience de vie très intense – il avait deux activités. Il dit qu’il n’était pas plus heureux avec plus d’argent. On se rend compte que passer du temps avec nos enfants, c’est bien pour eux et pour nous et on est aussi plus dans une optique de développement personnel. On gagne en qualité de vie.

D’un point de vue financier, la différence entre un mi-temps et un 75% n’est pas énorme : je touche 1 350 euros, contre 1 750 euros à temps plein. On a fait des concessions pour réduire notre train de vie : on est moins partis en vacances, on a réduit les loisirs... pour au final passer plus de temps ensemble. Comme j’ai un enfant en bas âge, je reste souvent à la maison, le vendredi : je fais du ménage, je bouquine... Ça me permet de m’avancer pour me libérer complètement le week-end. Je pense que le temps libre, c’est une richesse qui s’apprécie quand on en profite. Pas pour faire des choses en plus, mais plutôt pour ne pas courir tout le temps. »

Cet article d’Emilie Brouze a été initialement publié par Rue89 le 17 janvier 2014


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