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A Drancy, la gare est une bombe à retardement
vendredi, 10 janvier 2014 / Alexandra Bogaert

En pleine ville, des wagons déraillent, des produits dangereux fuient, de la radioactivité s’échappe. Aujourd’hui, les menaces représentées par cette gare de triage éclatent.

La gare de triage de Drancy-Le Bourget, en Seine-Saint-Denis, donne de plus en plus d’insomnies. Deux incidents, survenus à douze jours d’intervalle en décembre, sont venus rappeler que cette gare, où sont triés les wagons et constitués les convois de fret, représente un danger potentiellement mortel pour les très nombreux riverains. Après deux sorties de rail, d’abord d’un wagon chargé de matières explosives (le 11) puis d’un autre transportant des déchets nucléaires (le 23), on apprend ce vendredi qu’une trace de contamination radioactive a été trouvée sur le Castor – le nom des wagons transportant des matériaux nucléaires – accidenté qui a passé Noël en gare, non loin d’habitations et de la gare RER de la ligne B, l’une des plus fréquentées d’Europe.

L’Autorité de sûreté nucléaire et Areva ont beau expliquer que cette contamination n’a pas représenté de danger pour les habitants ni pour l’environnement, voilà qui conforte les maires de Drancy et du Blanc-Mesnil dans leur volonté d’en finir avec le transit de substances dangereuses en zone très dense.

Jean-Christophe Lagarde (UDI) et Didier Mignot (PC) poursuivront en justice, lundi ou mardi prochain, l’Etat et Réseau ferré de France (RFF) – propriétaire du site exploité par SNCF-Géodis, la branche transport de marchandises de la SNCF. C’est sur leurs communes respectives que la gare de triage étale ses 48 faisceaux, et que circulent chaque jour plus de 1300 wagons.

Jean-Christophe Lagarde prévoit de déposer plainte contre l’Etat et RFF pour mise en danger de la vie d’autrui quand Didier Mignot assigne l’Etat en référé, dénonçant lui aussi les lacunes des études de danger du site réalisées par RFF et validées par l’Etat. Il demande la nomination d’un expert indépendant pour évaluer la dangerosité du site et les mesures à prendre. Des actions fortes, soutenues par la population alors même que, depuis sa mise en service à la fin du XIXe siècle, la gare de triage n’avait jamais ému plus que cela. Retour sur l’enchaînement d’événements qui ont conduit à mettre l’opposition politique et citoyenne sur les rails.

Une gare longtemps associée à la Shoah

La gare n’a longtemps été associée qu’à un événement, majeur : c’est de là que sont partis les 42 convois de déportation du camp de Drancy vers Auschwitz, entre le 27 mars 1942 et le 23 juin 1943. Mais elle est avant tout bien autre chose. La station du Bourget-Drancy, construite en 1871, a dès l’origine été conçue comme une gare de triage avant de devenir aussi, en 1977, une station de la ligne B du RER. La dangerosité des matériaux transportés et leur quantité ont évolué, mais la sécurité des wagons a, dans le même temps, progressé. Pour cette raison, aucun incident ayant nécessité l’évacuation de la population ne s’y est jamais produit.

Mais l’explosion du stock de nitrate d’ammonium qui a rasé l’usine AZF, à Toulouse le 21 septembre 2001, fauché 31 vies et fait 2 500 blessés, a incité l’Etat à prendre des mesures pour mieux protéger les populations. La loi de prévention des risques de 2003, qui cible les riverains des lieux de production et de stockage de substances dangereuses a été complétée par un arrêté ministériel en 2006, ajoutant les gares de triage à la liste, sans toutefois les classer Seveso. Malgré le danger que peuvent représenter les matières qui y passent.

24 incidents en six ans

En 2010, 478 000 wagons ont circulé à Drancy. Parmi ceux-ci, 20 600 (soit 8%) transportaient des matières dangereuses : liquides et gaz inflammables (70% du total), gaz toxiques (15%, dont le chlore et l’ammoniac), matières explosives (10%, dont du nitrate d’ammonium) et matières radioactives. Selon les chiffres avancés par Jean-Michel Génestier, directeur général adjoint de SNCF-Geodis, qui exploite le site, ce sont en tout 180 000 wagons qui sont triés en moyenne chaque année, dont 13 500 contiennent des substances dangereuses. Des chiffres qui diminuent avec la crise, et malgré la fermeture de la gare de triage de Villeneuve-Saint-George en 2012, qui a entraîné un report d’une partie du trafic sur Drancy.

Depuis janvier 2007, la préfecture de Seine-Saint-Denis tient les comptes des incidents impliquant des wagons transportant des substances dangereuses. Sur le site de Drancy – Le Bourget, il y en a eu 24, tous « de niveau modeste ou limité », précise la préfecture :

- Six sorties de rail : dont celles des 11 et 23 décembre 2013. Le 11 décembre, un wagon presque vide d’acide chlorhydrique a déraillé, percutant à faible vitesse un wagon de nitrate d’ammonium, heureusement sans réaction de ces substances hautement explosives.

- Plusieurs chocs entre wagons.

- Quelques fuites liées soit à un joint défectueux (deux occurrences), soit à l’activation d’une vanne de surpression qui se met automatiquement en route quand – en raison de hausses de température rapides – le gaz contenu dans les citernes se dilate. Un incident de la sorte s’est produit au printemps 2013, selon la préfecture : du mercaptan, gaz fort malodorant, se serait ainsi échappé de sa cuve, officiellement sans impact pour la population environnante.

« A aucun moment, lors de ces événements, les riverains n’ont été mis en danger. L’alerte est restée au niveau du plan d’urgence interne, qui implique une intervention des pompiers dans la gare et l’instauration en son sein d’un périmètre de sécurité, mais sans conséquence pour l’extérieur du site », ajoute la préfecture. Les riverains n’ont d’ailleurs pas forcément été avertis qu’un événement anormal se produisait à deux pas de chez eux – certaines maisons sont à 25 mètres des voies.

La question du chlore... évacuée !

Les relevés d’incidents sont contestés par Jean-Christophe Lagarde, le maire de Drancy. Selon ses sources, 44 incidents dont 22 considérés comme graves par les autorités se sont produits lors de la dernière décennie. De plus, il ne s’agissait pas selon lui de mercaptan au printemps 2013 « mais d’un gaz hautement inflammable au contact de l’air. Et comme la préfecture n’a pas su dire duquel des trois wagons en contenant provenait la fuite, elle a fait circuler les trois sur une locomotive spécialement affrétée pour que le gaz se disperse dans l’environnement... » explique-t-il, navré. « Par chance, ce n’était pas du chlore. »

En effet, une étude réalisée sur l’établissement de Drancy-Le Bourget par la Direction régionale et interdépartementale de l’environnement et de l’énergie d’Ile-de-France (Driee), en mai 2011, et que Terra eco s’est procurée, indique qu’un trou de 2 cm dans un wagon transportant du chlore représenterait un risque mortel pour la population située dans un rayon de... 2,6 km autour de la gare ! Ce qui représenterait 210 000 personnes.

Toutefois, en raison de la faible probabilité qu’un tel incident survienne (« seules » 78 citernes pleines de chlore transitent en moyenne chaque année par la gare selon la Driee, contre « 400, pleines ou avec juste un fond de cuve », selon le député maire de Drancy), nul besoin d’établir un périmètre de sécurité aussi vaste autour de la gare. Le rapport préconise simplement d’interdire toute nouvelle construction dans une bande de 250 m autour de la gare. 12 000 personnes y vivent, considérées comme étant très exposées à des risques létaux. Le rapport n’ayant pas été rendu public, il n’a eu aucun retentissement.

30 000 personnes officiellement reconnues en danger

Ce n’est qu’en avril 2013, quand la préfecture de Seine-Saint-Denis a envoyé à Didier Mignot, maire communiste du Blanc-Mesnil, un « porter à connaissance » des risques technologiques encourus sur sa commune à l’occasion de la révision du plan local d’urbanisme, que l’élu a été informé qu’un périmètre de 620 mètres autour de la gare est désormais déclaré inconstructible, pour ne pas accroître la population exposée aux risques. Ce périmètre couvre 20% du territoire du Blanc-Mesnil, mais aussi 30% de celui de Drancy et, dans une moindre proportion, celui du Bourget. Il englobe 30 000 personnes.

Depuis lors, les habitants se mobilisent. Réunis en association depuis juin dernier, notamment au sein du Corigat, le Collectif des riverains de la gare de triage de Drancy, du Bourget et du Blanc-Mesnil, ils manifestent régulièrement (ce samedi encore un rassemblement est prévu au Blanc-Mesnil) et ont remis en octobre, aux services du Premier ministre, une pétition de 1 000 signatures exigeant l’arrêt du transit et du stationnement des wagons transportant des matières dangereuses et toxiques. « Le “porter à connaissance” de la préfecture indique aux riverains qu’ils vivent dangereusement, qu’ils peuvent même mourir en cas d’accident, mais il n’oblige en rien la SNCF à faire quoi que ce soit pour que la situation change ! », s’emporte Alain Ramos, président du Corigat et conseiller municipal au Blanc-Mesnil. Les seules mesures à prendre par les riverains, si la sirène d’alerte retentit, sont de rester confiné chez soi...

De plus, ce périmètre a pour conséquence de faire chuter la valeur des biens immobiliers qui s’y trouvent, appauvrissant de fait des populations vivant déjà dans le département le plus pauvre de France.

Des risques minimisés pour préserver le Grand Paris ?

Mais ce n’est pas tout : « Ce périmètre est fondé sur une étude de danger de RFF qui minimise les risques », dénonce encore Jean-Christophe Lagarde. Selon lui, le document « ne prend en compte que la zone de triage de la gare, et pas l’énorme espace de la zone d’attente. Or RFF reconnaît que la moitié des incidents interviennent sur des wagons à l’arrêt donc en zone d’attente ». En toute logique, le périmètre de 620 mètres devrait donc être étendu, selon lui. « Mais cela intégrerait à la zone de danger, sans construction possible, l’hôpital Avicenne, un centre de formation rassemblant 1 500 apprentis, une antenne de faculté accueillant 5 000 étudiants, mais aussi la future grande gare du Bourget, censée accueillir le métro du Grand Paris et la gare tangentielle Nord. » Jean-Michel Genestier explique de son côté que « l’Etat estime que s’il y a danger, il existe sur les points où il peut y avoir des chocs entre les wagons, donc en zone de triage ».

Mais cette étude de danger omettrait, selon Jean-Christophe Lagarde, de prendre en compte un éventuel « effet domino » : si un wagon chargé de produits inflammables venait à prendre feu, d’autres wagons pourraient très bien exploser à leur tour, comme cela s’est produit cet été au Canada, dans la catastrophe de Lac-Mégantic. Sollicité, RFF Ile-de-France n’a pas souhaité réagir.

Pour les maires des communes concernées, il n’y a qu’une seule option valable : trier les wagons chargés de substances dangereuses loin des zones urbaines denses. Les coûts pourraient être assumés par les industriels. A deux reprises, Jean-Christophe Lagarde a formulé cette demande dans l’hémicycle. En janvier 2013 à Delphine Batho, alors ministre de l’Ecologie, puis mardi dernier, au ministre des Transports Frédéric Cuvillier. Aucun des ministres n’a donné le moindre début de réponse à cette demande de délocalisation de l’activité dangereuse. « Si vous séparez le triage en fonction des contenus des wagons, le coût de l’activité augmente », fait valoir de son côté Jean-Michel Genestier qui rappelle que la vitalité de l’industrie chimique française – qui emploie beaucoup de monde – est « liée à la capacité à pouvoir transporter par le rail les marchandises ».« Si nous étions des habitants de XVIe arrondissement de Paris, la solution aurait été trouvée depuis longtemps », soupire Alain Ramos.