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Pourquoi la fondation Gates finance Total, Coca et McDo
mercredi, 11 décembre 2013 / Amélie Mougey

Censée se préoccuper de santé, d’éducation et de nutrition, la fondation Bill et Melinda Gates investit en toute bonne conscience dans la malbouffe, les prisons et le pétrole. Explications du spécialiste de la philanthropie Sylvain Lefèvre.

Où les bons samaritains placent-ils leur argent ? Chez McDo, BP, Coca-Cola, Exxon Mobil et même dans une société de prisons privées. C’est ce qu’ont découvert les journalistes du magazine américain Mother Jones en épluchant la déclaration fiscale 2012 (en pdf) de la fondation Bill et Melinda Gates.

Officiellement, les 36 milliards de dollars (26,24 milliards d’euros) de cet empire aussi riche que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sont censés « lutter contre la faim et l’extrême pauvreté ». Dans le détail, 3 milliards (2,7 milliards d’euros) vont aux géants du fast-food et des boissons gazeuses. De même, alors que la fondation présente le réchauffement climatique comme « un enjeu majeur », elle place près de 750 millions de dollars (544 millions d’euros) chez les pétroliers et autres spécialistes des sables bitumineux. Enfin, 7 millions (5,08 millions d’euros) du pactole du créateur de Microsoft alimentent le capital de sociétés de sécurité privées, voire des compagnies militaires comme DynCorp.

Sylvain Lefèvre est chercheur à la chaire de responsabilité sociale et de développement durable de l’université du Québec à Montréal (UQAM). Il travaille sur la philanthropie et les fondations privées et nous explique pourquoi en Amérique du Nord ce mélange des genres suscite finalement peu d’émoi.

Terra eco : Pour une fondation qui dit œuvrer pour la santé, investir 2,2 milliards de dollars (1,5 milliard d’euros) dans l’entreprise McDonald’s, c’est normal ?

Sylvain Lefèvre : Ce n’est pas vraiment surprenant. Ces placements sont révélateurs du mode de fonctionnement des grosses fondations américaines. Aux Etats-Unis, pour garder le statut de fondation (qui permet de bénéficier de déductions fiscales), une organisation est contrainte par la loi de dépenser 5% de ses fonds chaque année. Cette législation permet d’éviter les abus mais elle peut aussi menacer la pérennité financière des véritables organisations philanthropiques. Alors, pour maintenir leur activité sur la durée, les fondations placent leurs dotations sur les marchés. Ce sont les intérêts, et non la dotation elle-même, qui financeront les bonnes actions. Et comme l’objectif visé est un rendement de 5% minimum par an, la plupart agissent sur les marchés comme n’importe quels actionnaires : elles entendent maximiser leurs bénéfices quitte à prendre des risques. C’est pourquoi beaucoup ont été frappées de plein fouet par la crise de 2008. En fait, à part quelques précautions pour ne pas investir dans l’alcool ou le tabac, c’est la logique de rentabilité qui prime. Ainsi, la plupart des fondations choisiront des parts chez Coca-Cola et McDonald’s pour la simple raison que ces investissements sont rentables.

Une fondation américaine a donc deux visages ?

Tout à fait, d’un côté elle cherche à faire de l’argent, de l’autre elle s’emploie à le dépenser. La fondation Gates est allée très loin dans le cloisonnement de ces deux activités. Depuis 2006, elle a mis en place d’un côté le trust, ce fonds d’investissement qui doit faire fructifier la dotation de Bill Gates et de Warren Buffet, de l’autre la fondation, qui a pour vocation de dépenser l’argent des intérêts dans l’éducation aux Etats-Unis et dans les politiques de santé pour le reste du monde.

Ce système n’est-il pas schizophrène ? Est-il possible qu’une fondation soutienne financièrement des comportements contre lesquels elle lutte ?

C’est déjà arrivé. En 2007, le Los Angeles Times a révélé une affaire du genre. Dans le delta du Niger, la fondation Gates finançait des programmes de vaccination infantile contre la polio et la tuberculose, tout en détenant des parts du pétrolier ENI, responsable des problèmes respiratoires de ces mêmes enfants. Il semble alors que les fondations américaines soignent d’une main le mal qu’elles contribuent à faire de l’autre. Mais malgré cette dénonciation, à ma connaissance, la fondation Gates n’a pas remis son mode de fonctionnement en question. Cette fondation est la figure de proue de ce qu’on appelle maladroitement le « philanthrocapitalisme » : ces organisations créées par des hommes qui entendent se distinguer de leur prédécesseurs en mettant en avant une charité basée sur la rationalité et non sur l’émotion, en s’attaquant aux causes et non aux conséquences des problèmes, et en utilisant dans le secteur social les recettes qui leur ont permis de faire auparavant fortune dans le secteur marchand. D’une part ce n’est pas nouveau, le même discours était tenu au début du XXe siècle par les fondations Rockefeller, Carnegie, Sage…. D’autre part, pour ces hommes qui ont fait fortune dans l’informatique, la finance, la communication ou les médias des années 1980, la rationalité est avant tout une notion d’ordre financier.

D’autres fondations utilisent-elles l’actionnariat différemment ?

Oui, certaines en font un levier d’action. Elles décident d’investir dans des entreprises de l’économie sociale et solidaire, ou de soutenir l’activité locale. Dans ce cas, le placement de fonds n’est plus perçu comme séparé de la mission mais au contraire comme une manière de mener cette mission. Certaines prennent au contraire le parti d’entrer au capital d’entreprises dont elles réprouvent le comportement pour faire de l’« activisme actionnarial ». Cela signifie qu’elles utilisent leur prise de participation financière pour avoir leur mot à dire en conseil d’administration, lors des assemblées d’actionnaires. Dans les années 1970, le célèbre avocat de consommateurs Ralph Nader, est parvenu à faire plier General Motors grâce à cette stratégie. Son statut d’actionnaire lui avait permis d’attirer l’attention notamment sur les problèmes d’embauche et de représentation des minorités. Mais, à ma connaissance, la fondation Gates ne s’est jamais vantée d’utiliser ce genre de stratégie.

Pour aller plus loin :

La philanthropie en Amérique, d’Olivier Zunz (Fayard, 2013).


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