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« L’énergie grise, c’est celle qui n’apparaît pas sur nos factures »
mardi, 26 novembre 2013 / Amélie Mougey

Se déplacer, manger, aller au ciné. Nos moindres gestes consomment de l’énergie, souvent invisible. Le chercheur Lucas Chancel nous aide à faire la lumière sur cette dernière.

Appuyer sur l’interrupteur en quittant une pièce, éteindre son chauffage en partant en voyage… A longueur de journée, les gestes quotidiens nous rappellent que nous sommes énergivores. Pourtant, électricité, gaz, fioul et autres producteurs potentiels de gaz à effet de serre qui nous réchauffent ou nous éclairent ne représentent que la partie émergée de l’iceberg. La partie immergée, elle, permet à tout ce que l’on possède et tout ce que l’on goûte de voir le jour. Les chercheurs l’appellent l’énergie grise. Lucas Chancel, de l’Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales) et Prabodh Pourouchottamin, du pôle Recherche et développement d’EDF, ont tenté de la mesurer. Dans une étude publiée au printemps dernier, ils estiment qu’elle représente 75% de notre emprise énergétique, c’est-à-dire de la somme des énergies requises pour satisfaire la totalité de nos besoins. Diplômé en sciences sociales et en physique, Lucas Chancel s’est spécialisé dans l’étude de la consommation d’énergie des ménages. Il nous dévoile l’envers de notre consommation.

Terra eco : L’énergie grise, qu’est-ce que c’est ?

Lucas Chancel : Toute la consommation d’énergie qui n’apparaît pas directement sur nos factures. Celle dont on a besoin tout le temps mais que l’on ne voit jamais. Derrière une coupe de cheveux ou une place de cinéma, il y a de l’énergie grise. En l’occurrence, ce sera l’alimentation du projecteur mais aussi l’énergie nécessaire à la réalisation du film, l’éclairage des studios, le transport et la nourriture des acteurs. On l’appelle aussi énergie indirecte. Pour un bien matériel, il s’agit de l’énergie qui aura permis d’extraire les matières premières, de les transformer, de les assembler puis de transporter le produit fini, le conditionner, le vendre, le réparer, le recycler ou l’incinérer.

Laquelle de nos activités est la plus gourmande en énergie grise ?

Le transport. Il pèse pour 22% de l’énergie grise consommée par un ménage. Le carburant que l’on met dans le réservoir de notre voiture, ce n’est que la moitié de l’énergie qui nous permet de rouler. L’autre moitié, c’est celle qui a permis d’éclairer le hall du concessionnaire, de chauffer les ingénieurs de Peugeot ou Renault. Pour que le niveau d’énergie directe consommé par un véhicule dépasse celui requis pour la conception, la distribution, la promotion, la vente de ce même véhicule, il faut rouler plusieurs milliers de kilomètres.

Et après le transport ?

Sans surprise vient l’alimentation, qui consomme 14% de l’énergie grise. Puis en troisième et quatrième places on trouve les loisirs et la santé, devant l’ameublement ou l’habillement. Ce classement bouscule le mythe d’une société qui serait plus sobre car dématérialisée. Les loisirs c’est du matériel hi-fi, des télécommunications, des infrastructures touristiques. La santé ce sont les médicaments, c’est-à-dire l’industrie pharmaceutique, donc la chimie, un des secteurs les plus gourmands en pétrole. Se poser la question de l’énergie grise nous incite à réfléchir au delà de la simple extinction d’une lumière.

Comment êtes-vous parvenus à mesurer son poids dans notre quotidien ?

La tâche est compliquée car l’énergie grise d’un service ou d’un produit est la somme d’une succession d’opérations qui n’ont souvent pas lieu dans le même pays. Prabodh Pourouchottamin, qui a contribué à développer cette méthodologie en France, a combiné plusieurs bases de données macroéconomiques. Pour faire simple, il s’agit de prendre le détail de la consommation énergétique par pays. Il faut ensuite combiner ces données avec celles provenant du commerce international, comme les niveaux et les types d’importations et d’exportations. Et enfin, rapporter le tout aux habitudes de consommation des ménages données par l’Insee, l’Institut national de la statistique et des études économiques. L’avantage de ce système, c’est qu’il permet d’adopter un point de vue global et donc de ne pas compter la même énergie deux fois. La difficulté c’est qu’il faut ensuite harmoniser des indicateurs qui n’ont pas été créés pour être associés. On a un peu l’impression d’être Champollion devant la pierre de Rosette.

En quoi cet indicateur est-il crucial ?

Parce que se focaliser sur le bilan carbone ne suffit pas. Cette donnée est pertinente mais partielle. La problématique énergétique ne se résume pas au réchauffement climatique. Elle pose aussi la question de la raréfaction des ressources. L’énergie grise nous donne une vision plus juste de notre dépendance énergétique. A travers les biens et les services provenant de l’étranger, 18% de l’énergie grise que nous consommons est importée. La conséquence c’est que quand on prend en compte ce facteur, notre dépendance énergétique passe de moins de 50% à 55%.

Qu’est-ce qui change pour le consommateur ?

Si l’on considère la question de l’efficacité énergétique à l’aune de l’énergie grise, nos perceptions classiques sont bousculées. Ainsi, l’avantage écologique d’une ampoule basse consommation sur une ampoule à fil, ou celui d’un gobelet en papier sur un gobelet en carton ne seront plus évidents. Je ne dis pas que ce sera systématiquement inversé, des facteurs multiples entrent en jeu comme le lieu et les conditions de fabrication du produit ou encore sa durée de vie. Mais ce paramètre nous invite à prendre nos décisions plus finement. Reprenons l’exemple de la voiture. Si l’on réfléchit en termes d’énergie directe, il paraît judicieux de changer de voiture tous les trois ans pour passer du modèle qui émet 147 grammes de CO2 par km à celui à 110 et ainsi de suite. En se basant sur le seul critère des émissions de CO2, ce choix est pertinent. Si l’on introduit l’énergie grise, il peut devenir contreproductif.

Il faudrait donc afficher sur chaque produit la quantité d’énergie grise qu’il contient ?

C’est une option, mais nous en sommes loin. Les méthodologies de mesures ne sont pas assez sophistiquées. Avant de s’intéresser à chaque produit, la première étape serait déjà que les décideurs prennent conscience de ce paramètre. Cela suppose de changer d’approche. Depuis que la question de l’énergie se pose, on l’envisage du point de vue des producteurs et jamais du consommateur. Lors du débat sur la transition énergétique on a senti un basculement, mais la prise de conscience prend du temps.


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