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« Le jeu est avant tout une machine à raconter des histoires »
jeudi, 21 novembre 2013 / Amélie Mougey

Depuis 1985, Bruno Faidutti invente des jeux de société, avant tout pour s’amuser. Ce qui ne l’empêche pas d’y réfléchir, et de voir dans l’activité ludique une autre façon de partager.

Bruno Faidutti est agrégé de sciences sociales et créateur de jeux.

Pourquoi joue-t-on ?

Avant tout parce c’est un moment de détente et de convivialité. Mais aussi pour retrouver du sens. Je m’explique. Le jeu est un univers en soi. Quand on se lance dans une partie, on connaît les règles, on connaît le but. Le joueur a pour mission d’accumuler dix points avant les autres ou de tuer tous les dragons. Le tout en un temps et un espace définis. C’est limpide, tout l’inverse de la vie ! Dans le réel, à moins d’être croyant ou fervent partisan d’une idéologie, les règles et le but nous échappent. En cela, le jeu a quelque chose de rassurant. Les adeptes disent que c’est une évasion, les autres parlent de fuite. C’est possible. Quand je passe une soirée à jouer avec des amis, je me dis qu’on aurait tout aussi bien pu parler de politique ou se raconter nos vies. Mais lorsque l’on bascule dans le jeu, on entre dans une bulle, hors du quotidien, et c’est une autre manière de se découvrir.

Quel regard portez-vous sur le phénomène de « gamification », qui consiste à utiliser le jeu comme un outil, qu’il soit pédagogique, managérial ou marketing ?

S’il a un autre objectif que lui-même, alors ce n’est plus un jeu. Les salariés ne sont pas dupes, les enfants non plus. Ce n’est pas parce qu’on distribue des bons points que le travail n’en est plus un. Le jeu peut difficilement être utilisé comme un outil. La preuve, c’est que les jeux de sensibilisation, par exemple aux problématiques sociales ou environnementales, se vendent difficilement. L’écueil évidemment, c’est d’être chiant. A la demande de l’Unesco, j’ai créé un jeu qui s’appelle Terra. Les joueurs sont amenés à collaborer pour faire face aux crises qui secouent la planète. Ils peuvent s’entendre pour irriguer, reboiser, trier… Pour garder du piment, chaque joueur peut faire le pari de favoriser ses propres intérêts en tentant de gagner seul avant la crise fatale. Ce jeu s’est peu vendu en France, le sujet était peut-être trop angoissant. Par contre, à ma grande surprise, c’est un réel succès en Chine, où il est sans doute arrivé au moment où une certaine conscience s’éveille.

Le jeu est-il une activité culturelle ?

Certainement. Pour moi le jeu se situe quelque part entre les loisirs et la culture, tout comme le cinéma ou la lecture. Ce n’est peut-être pas exactement une œuvre, mais c’est une création de l’esprit. C’est pourquoi dans les années 1990, des inventeurs allemands de jeu se sont mobilisés, ils ont fait circuler des pétitions pour que leur statut d’auteur soit reconnu. Depuis, nos noms apparaissent sur les boîtes en cartons. C’est légitime. Désormais on peut suivre le travail d’un auteur de jeu comme celui d’un cinéaste. En France, pourtant, la reconnaissance tarde à venir. Les jeux vidéos gagnent en légitimité, ils apparaissent dans les pages « culture » de la presse généraliste et c’est tant mieux. En ce qui concerne les jeux de société, il reste encore du chemin.

Comment fait-on pour créer un jeu de société ?

Il n’y a pas de règle, mais la démarche est assez proche de l’écriture. Le jeu est avant tout une machine à raconter des histoires. On donne les ingrédients du récit, le joueur les combine. L’idée est de créer un espace de liberté que les gens ont envie d’investir. Parfois, je pense d’abord au mécanisme, parfois à la thématique. Ensuite, je découpe des jetons et des pions en carton pour concrétiser ce que j’ai en tête. Puis j’invite des amis et ensemble on voit si ça fonctionne. C’est assez simple, je crée les jeux auxquels j’ai envie de jouer.

Joue-t-on de la même manière aujourd’hui qu’il y a dix ans ?

Je n’en ai pas l’impression. Les jeux d’ambiance, de type Time’s up, connaissent un succès fulgurant. Mon dernier jeu, Speed Dating, s’inscrit dans cette veine-là. L’idée est de faire drôle et léger. Les jeux de stratégie trouvent toujours preneur à condition que les règles soient simples. L’école allemande du jeu de société, qui se caractérise par des mécanismes très complexes, est peut-être allée trop loin. Il n’y a que les joueurs acharnés qui ont la patience de décrypter le fonctionnement d’un jeu pendant vingt minutes. La plupart des gens veulent jouer vite. De la même manière, il y a vingt ans on se laissait emporter dans des parties qui pouvaient durer des heures, des nuits entières. Aujourd’hui, le productivisme semble l’avoir emporté, le temps est rationalisé, les parties durent de vingt à trente minutes maximum.

Le jeu touche donc plus de monde mais on lui donne moins de place ?

C’est possible… Dans le même temps, il est devenu moins excluant. Les éditeurs ne veulent plus des mécanismes d’élimination. Si on leur présente un système où des participants quittent la partie avant la fin, le prototype sera automatiquement rejeté. Les Loups-Garous, un jeu qui se vend très bien, est l’exception qui confirme la règle. La consigne qu’on donne aux créateurs de jeu, c’est de donner à chacun l’impression qu’il peut gagner jusqu’à la fin.

L’essor des jeux vidéos ou des jeux sur smartphone, a-t-il fait du tort aux jeux de société ?

Au contraire. Le jeu vidéo a recréé des joueurs. Ce sont souvent les mêmes passionnés. Je reviens d’Essen, ce monstrueux salon du jeu de société en Allemagne. J’y rencontre souvent des concepteurs de jeux vidéos à la recherche d’idées. Nos deux mondes ne s’opposent pas, ils sont liés. Quant à ce que qu’on appelle les casual games (jeux occasionnels), comme Candy Crush, ou Angry Bird, c’est un phénomène à relativiser. Pour moi, ça ressemble beaucoup aux réussites qu’on faisait dans le temps. La seule différence provient de la technique, qui permet de transporter ce passe-temps partout. Mais à vrai dire, ce n’est pas mon type de jeu. Il manque le partage. —


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