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Carlo Petrini, fort en goût
jeudi, 21 novembre 2013 / Mathilde Auvillain

Préserver les terroirs, démocratiser l’art culinaire, remettre le plaisir au centre de tout. Depuis plus de vingt ans, l’Italien fondateur du mouvement Slow Food milite pour la bonne bouffe. Et n’a qu’un regret : que la France, sa seconde patrie, ne le suive pas.

A Bra, petit bourg de la campagne turinoise, dans chaque boutique, café ou restaurant, une photo du patron avec Carlo Petrini trône derrière la caisse, à la place des icônes de la Sainte Vierge. Dans sa ville natale de la vallée du Piémont, le fondateur de Slow Food (« Mangez lentement ») ne peut faire un pas hors de chez lui sans qu’on l’arrête pour le saluer, l’embrasser et lui souffler un « merci pour tout ce que vous faites ». En 2008, le Guardian l’avait classé parmi les 50 personnalités qui pourraient sauver la planète. Mi-Jésus, mi-Voltaire, l’humble messie d’une révolution gastronomique répond à chacun, distribue larges sourires et franches poignées de main, ouvre grand les portes de sa maison. Chez Carlo Petrini, il n’y a pas de vestibule. On entre directement dans la cuisine où une équipe de jeunes chefs et marmitons, toques et tabliers blancs immaculés, sont affairés à préparer le déjeuner pour un événement gastronomique qui a lieu ce jour-là. Depuis plus de vingt ans, l’Italien milite pour la démocratisation de l’art culinaire et revendique le « droit au plaisir ».

La légende raconte que la sage-femme qui l’a mis au monde à Bra le 22 juin 1949 s’appelait Madame Gola – « Madame Gourmandise ». Signe du destin. Quarante ans plus tard, en 1989, alors journaliste pour des revues gastronomiques, il prend la tête d’un mouvement d’opposition à l’ouverture d’un McDonald’s dans le centre de Rome. Pour lutter contre l’homogénéisation culinaire, l’association qu’il crée alors décide de s’écarter des modes d’action et de la rhétorique « rebelle » traditionnelle et d’adopter des objectifs à plus long terme : promouvoir l’alter-consommation et l’éco-gastronomie.

Quelques mois après sa création, Slow Food s’internationalise avec la signature du manifeste du mouvement à l’Opéra-Comique de Paris. Objectifs : dénoncer les dérives de la malbouffe, militer pour la préservation des terroirs, des agricultures paysannes locales, des patrimoines gastronomiques et promouvoir l’éducation du goût dans le monde. Ses détracteurs taxeront Slow Food de « club de gastronomes », d’association de « poètes » et « d’utopistes ». Reste que presque vingt-cinq ans plus tard, 100 000 personnes – en Italie, aux Etats-Unis et peu à peu partout dans le monde – ont rejoint le mouvement pour une nourriture « bonne, propre et juste ».

Plus sel que poivre

Seule amère déception pour Carlo Petrini : la France, sa « seconde patrie », où il a passé trente-deux ans de vacances en toutes saisons et en toutes régions, mais où la mayonnaise n’a pas pris. Le nom en anglais suscite dédain, voire dégoût, au pays de Molière. « Mais on ne va quand même pas s’appeler “ Manger lentement ” ! La force de Slow Food, c’est son opposition au fast food ! » Ce philosophe de la bonne chère, au léger embonpoint et à la barbe plus sel que poivre, regrette surtout que l’Hexagone soit aussi obtus dans la définition de la science gastronomique qui, dit-il, se limite « à l’art de la transformation, l’art culinaire, à l’art de la recette, l’art des grands chefs ».

Grave erreur des Français, selon lui, qui n’ont pas su apprécier à leur juste valeur les écrits de l’un de leur compatriotes. Jean Anthelme Brillat-Savarin, son maître à penser, est le « père de la gastronomie moderne », et sa Physiologie du goût, parue en 1825, est devenue au XXIe siècle la bible de Slow Food. « A la troisième méditation, Brillat-Savarin écrit que la gastronomie est tout ce qui concerne l’homme qui se nourrit. » On voit d’ici l’ouvrage trônant sur la table de nuit, les pages cornées et jaunies. « Pour Brillat-Savarin, la gastronomie est physique et chimie, la gastronomie est agriculture, zoologie, la gastronomie est biologie, anthropologie… En 1825, il écrivait même que la gastronomie est économie et politique ! »

En bon tribun, tout habitué qu’il est à défendre ses idées face à de féroces adversaires, Carlo Petrini vous explique par A + B que grâce à cette source d’inspiration et à son interprétation dans les faits, il a réussi à prendre une longueur d’avance. « De quoi suis-je en train de vous parler ?, s’emporte-t-il en tapant du poing sur la table, faisant valser les tasses de café. Je vous parle de nourriture, de l’économie primaire, de la production de ce qui nous permet d’être vivants ! Je vous parle de l’exigence primaire de chaque homme et de chaque femme pour sa santé, pour sa vie en société ! »

« Cimetières alimentaires »

Sa mission et celle de Slow Food, c’est donc de combattre la crise économique, culturelle, sociale, en remettant cette exigence au centre du débat, au cœur de la politique et de la société. Il veut faire table rase des frigos devenus des « cimetières alimentaires » et des garde-manger qui ne sont plus que des « antichambres de décharge ». Là où les produits du terroir et les traditions culinaires sont menacés, il place ses « sentinelles » et les fait embarquer dans le projet de l’Arche du goût, qui recense inlassablement les fromages, fruits, légumes et diverses spécialités en voie de disparition.

Le plat de résistance doit encore arriver. « La gastronomie n’est pas un élément de loisir et de plaisir pour ceux qui ont déjà le ventre plein. » Pour Carlo Petrini, le changement intervient avec la naissance de Terra Madre, la « rencontre mondiale des communautés nourricières » qui donne une dimension planétaire à son mouvement. Le fondateur de Slow Food met en réseau et fait venir à Turin des paysans, des pêcheurs, des pasteurs nomades et petits producteurs du monde entier qui s’engagent tous ensemble pour la protection du goût et de la biodiversité alimentaire. « La gastronomie peut aussi servir l’Afrique ou l’Amérique du Sud, parce qu’une gastronomie attentive aide les paysans, le développement économique et la lutte contre la malnutrition. »

De la cuisine arrive un fumet délicieux, le tintamarre des casseroles et des petits oignons qui frémissent dans la poêle couvre presque la sonnerie du téléphone. Carlo Petrini répond. « Oui passez, passez quand vous voulez ! » Cette fois-ci, ce n’est pas le pape François qui l’appelle pour le féliciter pour son engagement « stupéfiant », mais des journalistes qui veulent rencontrer le « Champion de la Terre ». Un prix au titre baroque qui lui a été décerné par l’ONU pour le récompenser de son « travail de pionnier ». « Avec ça, qui pourra m’arrêter ? », plaisante-t-il, en s’installant à table. —


En dates

1949 Naissance à Bra, dans le Piémont, en Italie

1977 Diplômé en sociologie, il devient journaliste gastronomique

1989 Fonde le mouvement Slow Food à l’Opéra-Comique de Paris

2004 Sacré « Héros européen » par Time magazine

2006 Publie, en France, Bon, propre et juste (Yves Michel)

2011 Publie, en France, Terra Madre (Alternatives)

2013 Sacré « Champion de la Terre » par l’ONU