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Alimentation : à quand des experts indépendants ?
vendredi, 25 octobre 2013 / Karine Le Loët /

Rédactrice en chef à « Terra eco ».

Malgré une réforme en profondeur il y a un an, 59% des experts de l’Autorité européenne de sécurité des aliments présenteraient des conflits d’intérêt. C’est la conclusion d’un rapport publié par une ONG bruxelloise.

122 sur 209. Soit près de 6 experts de l’Efsa (Autorité européenne de sécurité des aliments) sur 10 pris en flagrant délit de conflit d’intérêts par l’Observatoire de l’Europe industrielle (CEO), une ONG basée à Bruxelles. Pendant quatre mois, le CEO a épluché ligne à ligne les déclarations d’intérêts des 209 experts de l’Efsa répartis en 10 panels et un comité scientifiques. Objectif ? Vérifier qu’ils avaient gagné en indépendance depuis que – poussés par des critiques acerbes des autorités européennes – l’institution avait fait le ménage dans ses rangs et renouvelé 80% de ses effectifs.

Mauvaise surprise. 460 conflits d’intérêts sont répertoriés par l’ONG. Avec quelques recordmen : 17 des 20 membres du panel « Produits diététiques, nutrition et allergies » totaliseraient ainsi à eux seuls 113 conflits d’intérêt. Un membre du groupe réservé à l’étude des « additifs et des produits ou substances utilisés dans la nourriture animale » remporte même la palme avec 24 conflits d’intérêts répertoriés par le CEO. Pas anodin. Car l’Efsa, ce n’est pas rien. L’institution européenne est chargée d’évaluer les risques de telle ou telle substance (aliment, additif, OGM, etc.) présente dans l’alimentation et lui ouvrir le droit de figurer dans notre assiette. Un pouvoir qui, forcément, intéresse beaucoup les industriels. Mais pourquoi donc, malgré de nouvelles procédures, l’institution ne parvient pas à rompre avec elle ? Voici nos réponses.

- Parce que les règles sont peu claires et pas toujours respectées

Des règles existent bien à l’Efsa. Lorsqu’ils sont reçus à Parme, au siège de l’institution, les membres de CEO découvrent l’existence de « la Bible », soit 54 pages de règles éthiques dédiées à préserver l’indépendance des experts. Parmi celles-ci, l’impossibilité pour toute personne employée par l’industrie ou consultant à plein temps pour elle de figurer au rang des experts de l’Efsa. L’interdiction aussi, pour eux, de participer à un panel qui plancherait sur des sujets en lien avec leurs intérêts extérieurs. Mais avoir un pied dans le monde du privé n’est pas, en soi, un problème. « L’analyse scientifique d’un membre du panel “Santé et bien-être des animaux” n’est pas altérée par le fait que l’expert conduise des recherches dans un autre domaine, comme la nutrition humaine, financées par un opérateur commercial », souligne l’Efsa par mail.

Reste que pour le CEO, la ligne rouge est parfois difficile à tracer. Et l’ONG de prendre l’exemple d’un fictif Mr Beans, scientifique et conseiller d’une grosse chaîne de fast-food sur les apports en glucose. Cette mission ne l’empêcherait pas d’être recruté par le groupe de travail « Fast-food » (lui aussi fictif) puisque moins de 30% à 35% des questions abordées par le panel risqueraient de porter sur le glucose (ce seuil étant la limite communiquée à l’oral par l’Efsa aux enquêteurs du CEO). Et si les sodas venaient à débarquer à l’ordre du jour du panel ? Alors Mr Beans devrait remplir une déclaration spécifique d’intérêt. Et passerait – assure le CEO – les fourches caudines de l’inspection : « Parce que glucides et soda, ce n’est pas la même chose », paraphrase Stéphane Horel, journaliste indépendante et auteure principale du rapport.

Pis, même quand elles sont plus strictes, les règles ne sont pas appliquées, déplore encore le CEO. « Par exemple, des présidents ou vice-présidents de panels présentent des conflits d’intérêt », alors même que l’organisation interdit en principe aux membres d’un conseil scientifique du secteur privé d’accéder à ce niveau de responsabilité.

- Parce que l’Efsa croit encore au grand méchant loup

Selon l’Efsa, le conflit d’intérêt c’est lorsqu’« un individu se met dans la position d’exploiter sa position professionnelle pour un bénéfice personnel ou industriel ». « Nous, on a le net sentiment qu’ils se sont concentrés sur le mot “exploiter” comme si c’était une situation consciente, comme si leurs experts jouaient les taupes de l’industrie en mission secrète. Mais c’est beaucoup plus subtil que ça », souligne Stéphane Horel. Pas de mallettes de billets ou de poignées de mains échangées, l’influence de l’industrie passe plutôt par des invitations à des sessions de travail, des contrats pour du conseil en entreprise… « Ce qui importe, c’est d’accroître leur connaissance et leur sympathie envers les priorités de l’industrie », souligne le rapport du CEO. Et forcément, les agences comme l’Efsa sont très visées. C’est le principe de la « capture du régulateur » : « C’est appliqué depuis trente ans. La stratégie de l’industrie est de faire partie du processus de décision, de limiter la casse pour le business et donc d’empêcher une régulation trop contraignante. Qu’une autorité comme l’Efsa n’ait même pas connaissance que ça existe, c’est hallucinant », se désole Stéphane Horel.

- Parce qu’elle soutient qu’il n’y a pas d’experts indépendants

L’argument n’est pas nouveau : de nos jours, les deniers publics manquent, alors la science se tourne inévitablement vers les porte-monnaie du privé. Parfois même une telle démarche est vue d’un bon œil : « Les politiques nationales et européennes encouragent et même, dans certains cas, obligent les chercheurs du secteur public à travailler avec le privé pour financer leurs recherches et promouvoir le transfert de connaissance et de ses applications », insiste l’Efsa toujours dans son mail. Ainsi, trouver des experts sans aucun lien avec l’industrie relèverait de la gageure. « L’Efsa, comme toutes les agences de régulation n’arrêtent pas de ronronner ce discours mais c’est de la propagande, ce n’est pas vrai », assure Stéphane Horel. La preuve ? Les résultats du rapport de CEO le prouve, si 122 experts sur 209 ont des conflits d’intérêt (et sachant que 22 ont été exclus de l’étude par manque d’information sur leur cas), « ça veut dire que 65 n’ont pas de liens apparents avec l’industrie », résume Stéphane Horel. Et l’auteure de citer aussi une étude américaine portant sur 3080 chercheurs en science de la vie et qui estimait que 47,2% d’entre eux n’avaient pas de liens avec le milieu industriel.

- Parce qu’elle fait confiance aveugle à ses experts

C’est à chacun des experts recrutés par l’Efsa que revient la tâche de coucher sur le papier ses différentes casquettes. En mars 2012, l’Efsa promettait « un contrôle sur un échantillonnage aléatoire des déclarations d’experts scientifiques afin de vérifier si les déclarations sont complètes et conformes aux règles de l’Efsa ». Impossible de savoir – puisque l’Efsa n’a pas souhaité répondre à nos questions – si le processus a vraiment été mis en place. Mais surtout, c’est sur la base de cette déclaration – exhaustive ou non – que chaque chef de panel peut mesurer les conflits potentiels d’intérêt et recruter ou débouter les candidats. Or, « ils n’ont aucune formation sur les questions d’éthique. Ils examinent les déclarations d’intérêts avec leur propre bagage subjectif », regrette Stéphane Horel. Le CEO préconise donc qu’une unité soit formée au sein de l’Efsa ou que la tâche soit confiée à des magistrats de la Cour des comptes européenne.

- Parce qu’elle ne paie pas ses experts

C’est le nœud du problème. Car siéger à l’Efsa, « c’est un boulot énorme, pas rémunéré, peu gratifiant et qui est à peine pris en compte dans l’évolution de carrière. Les scientifiques gagnent des galons en publiant ou en dirigeant des thèses, pas en étant expert pour une agence publique », souligne Stéphane Horel. S’ils étaient mieux rémunérés, peut-être que le job « attirerait plus de scientifiques » et que les conflits d’intérêt se feraient moindre. « Ce rapport soulève des questions qui vont au-delà des simples processus et politiques de l’Efsa, des questions sur la relation plus large entre la science et la société. Celles-là peuvent porter sur les partenariats publics/privés dans la recherche, les ressources financières et humaines dédiées à l’évaluation des risques et le cadre législatif pour la régulation des produits. Ce sont des questions que l’Efsa ne peut pas résoudre seule et qui doivent faire partie d’un débat plus large », conclut Sue Davies, présidente du Conseil d’administration de l’Efsa dans sa réponse officielle transmise par mail.